On rêve toujours d’une cabane au Canada, même lorsque l’on y vit. Quant aux usages actuels, la cabane est devenue le « chalet » pour ce qui est de la plupart des francophones, et le « cottage » pour les anglophones. Le chalet se situe souvent au bord d’un lac et/ou au milieu d’une forêt (on ne peut s’empêcher de penser au succès persistant du Walden de Henry David Thoreau). Le Canada compte encore à ce jour 3 670 000 km2 de forêt, ce qui correspond à 40 % de la surface du pays. Plus de 90 % occupent des terres publiques, et 7 % sont en main privée. En France, pour saisir la mesure des choses, la forêt totalise 168 000 km2 et couvre 31 % du territoire métropolitain (un des ratios les plus importants d’Europe) ; 74,7 % appartiennent à des propriétaires privés 1*.
La forêt canadienne pèse pour beaucoup dans le contexte mondial, tant par sa taille, sa biodiversité et sa contribution aux cycles du carbone et de l’eau. Rien d’étonnant alors qu’un centre d’art se soit investi dans un projet forestier à ce moment précis de l’histoire planétaire et du réveil en cours quant aux enjeux liés aux écosystèmes de la terre. Bang, centre d’art actuel installé à Saguenay, au Québec, innove avec son programme Kilomètre Cube (KM3). Lancé en 2021, celui-ci vient de franchir la première étape de son développement et en entame une seconde. L’histoire de Bang, remontant à 1958, en fait l’un des tout premiers centres d’art au Canada, fondé dans une région qui se situe à cinq heures de route de Montréal et deux de la ville de Québec. Chicoutimi, la plus importante des villes aujourd’hui agglomérées, peut s’enorgueillir d’héberger l’UQAC (université du Québec à Chicoutimi), qui abrite une école d’art en son sein. Bang, inauguré en 2012, est le résultat de la réunion de centres d’artistes préexistants et comprend actuellement plusieurs lieux d’exposition, des résidences d’artistes et une association avec un théâtre lui permettant d’accueillir conférences et spectacles. La revue Zone Occupée s’inscrit en parallèle de ces activités. Kilomètre Cube, en activité depuis 2021, complète le plan stratégique qui s’ensuit.
Ainsi Bang s’est-il porté acquéreur d’un territoire de 60 hectares, lequel est connecté à plus de 405 hectares de terres publiques intermunicipales. Plusieurs collaborations ont été mises en route. Sur le plan du financement, les instances municipales (principalement Saint-Nazaire), régionales et provinciales sont appelées à contribuer, tant celles vouées au développement du territoire que celles dévolues à la culture. En plus de l’université, services scolaires et écoles sont mobilisés, de même que les commerces à proximité (L’Orée des champs en l’occurrence, concept alliant table champêtre, nature, ferme et écomusée) et la firme Pôle architecture.
Des expertises croisées
C’est en 2022 qu’est lancé le laboratoire vivant Kilomètre Cube dont l’objectif est de jeter les bases de ce projet. La collaboration avec la chaire de recherche en écoconseil de l’UQAC prend alors forme. Dans l’esprit des living labs, il s’agit d’intégrer au projet divers acteurs, tant du secteur privé que du public, liés dans ce cas aux ressources du territoire et de son environnement. On y teste services, outils et usages nouveaux. La méthode privilégie l’investigation sur le terrain et l’apport d’acteurs multiples bénéficiant de divers types de connaissances et d’expériences pouvant être mises à contribution non seulement sur le plan de la recherche, mais tout autant sur celui de l’activation du programme. Celle-ci intègre tous les acteurs, tant utilisateurs éventuels que gestionnaires du territoire et du lieu, prestataires de services, experts, de même qu’artistes. Expertises forestière, agricole, technologique, récréotouristique, environnementale et scientifique s’y croisent, auxquelles s’ajoutent celles des citoyens alentour (pêcheurs, chasseurs, marcheurs, etc.). Le but visé étant de nourrir un contexte qui puisse permettre à l’innovation de faire surface dans chacun des secteurs concernés, stimulé par la synergie produite grâce à ce projet culturel et artistique collaboratif. Les artistes ont commencé à y travailler, profitant de résidences longues (d’une, deux à trois années). C’est le cas de Mériol Lehmann (forêt thérapeutique), Charles Sagalane (forêt littéraire), Annie Charland (enjeux géologiques), Claudie Gagnon (tableaux vivants), Martin Lavertu (environnement sonore) ou encore Stéphanie Morissette (archéologie du futur).
Cette dernière, plus spécifiquement, s’est penchée sur la paléontologie spéculative en imaginant la branche synthétique de l’arbre de la vie. Inspirée par les recherches sur la biologie synthétique financée en majeure partie par le complexe militaro-industriel états-uniens et par la militarisation de la nature, Stéphanie Morissette s’intéresse aux résultats à venir de ces expérimentations. À la suite d’essais devenus erreurs, mutations, hybridations, elle suppose un futur peuplé d’animaux-objets, des oiseaux-drones, par exemple. Le site de Km3 permet de mettre en scène l’aspect spéculatif de l’archéologie comme discipline scientifique. Ainsi, l’artiste adopte le point de vue d’une archéologue dans un avenir lointain en vue d’interpréter les artefacts provenant de ces espèces-objets. L’artiste a rencontré des archéologues et des géomètres, puis mis en terre de faux ossements d’un futur drone-animal. Une fouille est prévue en 2025 : elle y récoltera des données à l’aide du LiDAR (Light Detection and Ranging, télédétection par laser), de la photogrammétrie et de la méthodologie archéologique. Celles-ci alimenteront la suite du projet artistique.
Les technologies du jumeau numérique
Km3 s’inscrit fortement dans la mouvance du jumeau numérique issu du domaine technologique. S’y crée un double numérique d’une situation réelle (objet, processus, système) dans le but de développer des axes de recherche novateurs et d’ouvrir autrement les portes de l’imaginaire et de la création. Jusqu’à maintenant, la forêt demeure un territoire inconnu ou peu étudié en termes de technologie. Le défi est considérable, l’écosystème d’une forêt étant sujet à de nombreuses variables, où jouent les changements climatiques, la faune, la flore, les minéraux mêmes, en plus de l’activité humaine qui s’y déploie.
« Actuellement, de multiples projets en arts numériques dans le monde explorent les technologies du jumeau numérique, mais principalement en milieu urbain. Les avancées liées au BIM (Building Information Modeling), ou jumeau numérique des bâtiments, ne fournissent pas de directives claires pour une approche du territoire forestier. C’est pourquoi notre projet se distingue en tant qu’expérimentation de recherche unique, menée par des artistes. Notre objectif est d’explorer, au sein de résidences, une approche novatrice que nous nommons “TIM” (Territory Information Modeling). Ces expérimentations artistiques visent à développer des outils prédictifs, à analyser 1 km3 de données et à utiliser la technologie pour faire progresser le concept de jumeau numérique », écrit Patrick Moisan, directeur de Bang.
Comment les artistes peuvent-ils s’y adresser ou interagir avec cette complexité ? Kilomètre Cube s’est adjoint des partenaires de jeu appelés à les soutenir : le Centre de géomatique du Québec, facilitant l’accès à une expertise et à des équipements de pointe ; le COlab, liant recherche et innovation en technologie et développement des compétences numériques dans les collectivités, qui mettra à contribution son laboratoire et ses chercheurs ; ainsi que Sporobole, centre axé sur l’autonomisation des artistes et de diverses communautés vers le numérique, situé à Sherbrooke.
En 1217 était réécrit le texte fondateur de la démocratie moderne, Magna Carta (Grande Charte), dans le but d’en repenser le modus vivendi. L’accompagnait la Carta de Foresta (Charte de la forêt), une loi domaniale visant à intégrer de façon plus sensible la notion de communs pour enchâsser l’idée de forêt comme lieu de partage et de vie. C’est ainsi que Bang poursuit une volonté de réinscrire nos ressources dans un espace pouvant permettre d’aller au-delà de ce qui se nomme de nos jours le Capitalocène.
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1* Source : Inventaire géographique national (IGN).
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Centre Bang, 132, rue Racine Est, 8125 Chicoutimi, Québec, centrebang.ca