Elle a transformé la mode en une forme d’art populaire et subversif. Maroussia Rebecq s’est fait un nom en montant des défilés avec des anonymes choisis dans la rue et revêtus de tenues upcyclées, autrement dit des pièces de seconde main « customisées ». Une démarche durable et iconoclaste à rebrousse-poil de la fast fashion. En cette fin d’après-midi de mai 2024, la pétillante artiste-styliste porte un tailleur-pantalon sombre, chic et élégant, dont le conformisme contraste avec les affublements branchés et déstructurés qu’elle taille habituellement dans les surplus récupérés. La créatrice de 48 ans s’est adaptée à son agenda de la journée : des rendez-vous professionnels afin de trouver des financements pour ses projets. Maroussia Rebecq a autant de barrettes dans ses cheveux que d’idées qui fleurissent dans sa tête. La mode ne l’intéresse pas vraiment. Elle use du prêt-à-porter comme d’un cintre pour soutenir des concepts engagés et transformer la société.
Cette brune volubile se revendique « artiste-entrepreneuse multidirectionnelle ». Elle ne gaspille pas non plus son énergie. Elle met ses convictions écologiques et féministes au service de l’art, et réciproquement. « En étant créatif, on prend son destin en main, on se sent mieux », philosophe-t-elle. Son travail consiste à valoriser des rebuts, à célébrer ce qui est relégué aux poubelles. Elle recourt par ailleurs aux castings sauvages et monte des ateliers collaboratifs. « Mon mode opératoire repose sur la matière sociale. Je crois à la politique des petits pas. Dans nos sociétés en crise, la création nous aide à tenir. Il est nécessaire d’inventer de nouveaux récits. »
FORMATION ET DÉFORMATIONS
Sa volonté de sortir du droit chemin – qui mène surtout droit dans le mur– remonte à l’enfance. « Je viens d’un milieu bourgeois très normé, avec des parents obsédés par la normalité », confie-t-elle. Adolescente, la jeune Maroussia Rebecq dessine beaucoup. Des aspirations artistiques pas forcément admises par un père banquier et une mère au foyer qui n’envisagent pas d’avenir pour leur progéniture sans grandes études. « Après le collège, il était hors de question de prendre une voie artistique en seconde. J’ai dû
suivre un cursus général et étouffer mon ambition créative. J’ai commencé des études de lettres. Puis, une conseillère d’orientation m’a convaincue que je devais m’inscrire aux Beaux-Arts. Cela m’est apparu en effet comme une nécessité. »
C’est donc en claquant la porte de la maison familiale que la jeune femme franchit celle de l’école supérieure des beaux-arts de Bordeaux. Elle y va pour tout apprendre, à sa façon. « Je déconstruisais tout ce qu’on m’enseignait. La peinture était pour moi une pratique bourgeoise. J’avais un profil de performeuse. Je me suis beaucoup intéressée à la section design. Les problématiques y étaient pertinentes, mais je trouvais que les réponses apportées par mes camarades manquaient de souffle artistique et de folie. »
Maroussia Rebecq est une rebelle bien décidée à utiliser les outils du système pour le détourner. Obsédée par la conception de nouveaux modèles pour forger un monde meilleur, la fondatrice de Wise Women – un cercle de femmes engagées dans la culture et la création – s’inscrit dans l’action. Étudiante, elle est amenée à travailler en 1997 avec le plasticien suisse Thomas Hirschhorn quand il monte son installation Lascaux III lors d’une résidence à Bordeaux. « J’étais sa directrice de communication, se souvient-elle, j’allais acheter des magazines, puis nous les découpions. Le travail était très structuré, mais à l’intérieur de ce cadre chacun avait une grande liberté d’expression. Cela m’a inspirée par la suite dans mes activités collectives. Je me reconnais dans la formule de Thomas Hirschhorn : “Énergie, oui ! Qualité, non !” La virtuosité, le décoratif ne m’intéressent pas. »
On a pu découvrir son esthétique do it yourself en 2015 avec l’exposition « Up-Cycled Art : Éloge de l’emprunt », présentée dans un lieu parisien nommé Le Cœur, dont elle assurait alors la direction artistique. Les œuvres étaient des réinterprétations de pièces d’artistes qui l’avaient marquée : Yayoi Kusama, Thomas Hirschhorn, Pascale Marthine Tayou, Donald Judd, Marie Laurencin, John M. Armleder, Josh Smith, Katharina Grosse, Bernard Frize, Melanie Bonajo, Lili Reynaud-Dewar… Une façon de témoigner de son admiration et une revendication du droit au détournement.
Maroussia Rebecq revisite les lieux et les époques pour mieux les télescoper. En septembre 2023, à l’occasion des 50 ans du CAPC, musée d’Art contemporain de Bordeaux, elle est revenue sur le site de son premier défilé de mode organisé dans le cadre de son stage de fin d’études en 1999. Au programme cette fois, une trentaine de looks iconiques de grandes maisons de la mode (Chanel, Dior, Yves Saint Laurent…) conçus à partir de vêtements rejetés. Un recyclage au carré, à la fois matériel et historique. L’ancienne étudiante en a même profité pour convier sur le podium sa professeure de design d'alors Jeanne Quéheillard.
UN « ACTIVISME DOUX »
Les tenues sommeillent aujourd’hui dans des housses accrochées dans une salle que Maroussia Rebecq occupe dans les locaux d’un ancien centre de l’Assurance maladie dans le 19e arrondissement de Paris. Sur d’autres portants, des vêtements imaginés dans le cadre de Upcycle Solution, une plateforme de transformation des invendus pensée avec le site Veepee. Sont aussi stockées dans un coin d’étranges créatures hybrides issues de son laboratoire textile : un assemblage de doudounes façon mille-pattes, une pieuvre aux jambes de jogging Adidas…
Le monde de l’art a très vite compris et accompagné sa démarche. En 2002, elle recueille 7 tonnes d’habits auprès du Secours populaire et monte une performance d’upcycling à grande échelle au Palais de Tokyo, à Paris. Le succès de l’entreprise l’emmène sur d’autres terrains artistiques : une galerie à Berlin, la Nuit Blanche à Paris (2018), Un Été au Havre (2023). Elle organisera une nouvelle parade vestimentaire en 2025 dans le cadre de Lille 3000 au sein de la mairie de Martine Aubry.
Si Maroussia Rebecq fait figure de pionnière d’une mode durable et inventive avec sa marque Andrea Crews créée en 2002, elle a toutefois tenu à stopper sa production. Une prise de distance salutaire afin de ne pas perdre sa « radicalité ». Pour éduquer les gens et transmettre d’autres valeurs, elle s’est formée à l’animation de fresques, ces ateliers pédagogiques, ludiques et collaboratifs visant à sensibiliser le public sur une thématique. Elle a choisi celles consacrées aux nouveaux récits, aux imaginaires et au textile. « Je prépare une fresque sur la beauté, une notion dense, complexe, multidimensionnelle qui est proche de la mode et des problématiques que je manipule. C’est mon activisme doux. La beauté de chacun est écrasée par nos modèles capitalistes et publicitaires. Il y a une pression constante pour suivre les influenceurs, ressembler au voisin. Il faut aider les gens à construire un regard critique. »
Maroussia Rebecq a un leitmotiv : mettre le monde en mouvement. Cela commence dès la rentrée 2024 avec une performance participative de danse intitulée « Dance for Joy ». « La danse efface les différences. Je souhaite inviter plusieurs communautés à vivre un moment de partage : des danseuses indiennes se mouvant sur de la techno, des petits rats de l’opéra sur du reggaeton… »
Au milieu de cet agenda bien rempli, elle a monté un duo d’artistes avec Charlie Aubry qui travaille également sur la thématique de la récupération. « Lui archive le présent, moi, je construis le futur », résume-t-elle. Ce regard vers l’avant n’empêche pas un coup d’œil dans le rétro. Maroussia Rebecq s’est lancée dans l’écriture d’une bande dessinée autobiographique. On est sûr qu’elle n’aura rien de prévisible.
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