Observateur, explorateur, voyageur, Miquel Barceló (né en 1957) est tout cela à la fois tant les qualificatifs abondent lorsqu’il s’agit d’aborder l’artiste majorquin, devenu l’une des figures majeures de la scène internationale depuis les années 1980. Dans son œuvre protéiforme, nourrie de réminiscences liées à l’histoire de l’art, se retrouve toute l’influence de son île natale et du lien indéfectible qu’il entretient avec la mer depuis l’enfance. Environnement primordial s’il en est, le monde aquatique demeure omniprésent dans son travail depuis ses premières toiles jusqu’à ses réalisations les plus récentes. « S’il n’avait pas été peintre, aurait-il alors été océanographe », nous confie Björn Dahlström, directeur du Nouveau Musée National de Monaco (NMNM) et co-commissaire de l’exposition que consacre l’institution à l’artiste espagnol.
La manifestation se déploie dans la Villa Paloma, voisine du jardin exotique dominant la principauté mais aussi le bleu azur de la Méditerranée. Réunissant près de quatre-vingts œuvres – dont la grande majorité, jamais montrée, provient directement de l’atelier de l’artiste –, elle couvre de manière thématique quarante ans de carrière et de création et se présente comme « une rétrospective ordonnée sous le prisme exclusif de la mer et des océans, lequel n’avait jamais été soulevé jusqu’à présent », précise le directeur. Avec les deux autres commissaires, Stéphane Vacquier et Guillaume de Sardes, il a su tirer parti de l’architecture ascensionnelle de la Villa Paloma, déployée sur trois étages, pour ordonner un parcours apparenté à une « remontée depuis les profondeurs, de la croûte terrestre et des planchers océaniques jusqu’à l’apparition progressive du vivant et in fine de la figure humaine, vue en creux à la surface de la mer à travers la pêche et la navigation. »
L’artiste compare volontiers la peinture à la plongée en apnée qu’il pratique, à Majorque, de manière quotidienne, cette dernière lui permettant d’éprouver l’accord cénesthésique qui s’établit avec les mouvements de la mer, ceux-là mêmes qui, sur la toile, s’impriment au cœur de la matière. Dès la salle inaugurale, la sérénité du monde sous-marin plaide pour une mer matricielle, propice à délivrer le message oublié des temps originels. Dans les grands tableaux, la peinture se transforme en matière sensible qui, prise entre impulsion et efflorescence, fait vibrer la couleur. Elle participe d’un sentiment océanique où se propage toute l’onde d’une énergie vitale, profondément changeante, rétive à toute fixation dans un environnement stable. Car sur la surface des toiles, la peinture se dérobe, s’évade, traversant alors, entre coulée, drainage et autres épanchements, des chemins sourdement éruptifs parmi les pigments : des surgissements, tout comme des giclements, apparaissent sous toutes les formes et tous les états, qu’il s’agisse de jaillissements, de concrétions ou bien d’agrégats. À l’instar d’une force tellurique, le primat de la matière innerve cette œuvre foisonnante et certaines expériences menées par Miquel Barceló paraissent s’accorder aux principes naturels de formation sismique, notamment lorsqu’il provoque des secousses pour former les reliefs et les jeux de texture de sa peinture, lesquels s’inscrivent comme des réminiscences de l’expressionnisme abstrait américain, de la peinture informelle et de l’art brut, tous trois découverts au début des années 1970.
Immergé dans l’obscurité abyssale, l’œil reconnaît plus loin une nature sous-marine pleine de magnificence, corail, mais aussi poulpe dont la substance phosphorescente et mouvante s’avère sans cesse en voie de reconfiguration. Cette approche thématique se poursuit et plus haut, prise entre ciel et eau, les représentations picturales de la mer en tempête s’accordent avec le tumulte cosmique, laissant alors transparaître l’espace infini des flots. Le prisme maritime laisse ainsi libre cours à toute la cartographie de l’œuvre de Miquel Barceló, constellée de pratiques et de références éclectiques. Aux côtés de ses grandes toiles, figure également sa production de céramiques – poissons, festins de fruits de mer — débutée lorsque l’artiste vivait au Mali au début des années 1990 et laquelle fait écho à la tradition du bodegón toute comme à la culture antique des grandes thalassocraties méditerranéennes. Des carnets de voyage parsemés d’aquarelles, un bronze mais aussi, plus surprenant, des broderies, exécutées par la mère de l’artiste à partir des dessins de ce dernier, complètent cette magistrale exposition où l’odyssée du vivant laisse divaguer le regard en toute liberté.
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« Miquel Barceló -Océanographe », du 16 juin au 13 octobre 2024, Nouveau Musée National de Monaco – Villa Paloma, 56 boulevard du Jardin Exotique, 98000 Monaco