Lors d’un périple en 2018 dans le Haut Sepik, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, les collectionneurs et mécènes Estelle et Hervé Francès succombent à la puissance hypnotique des œuvres réalisées par des artistes appartenant au groupe kwoma. À l’instar de son père et de son frère aîné, désirant transmettre les mythes de leur société, Agatoak Ronny Kowspi signe ce God of Love (Dieu de l’amour) d’un érotisme jubilatoire, désormais dans leur collection.
Dans une jungle foisonnante de motifs curvilignes et de pointillés scintillants, un homme torse nu et arborant d’imposantes parures dévore du regard le corps d’une femme lascivement allongée, les seins ronds comme des coupes et les cuisses écartées, un liquide rouge sang s’en écoulant. Des prunelles extatiques du voyeur (ou prédateur) semble surgir un serpent écarlate, à moins qu’il ne s’agisse d’une langue serpentiforme…
Dans quel contexte a été exécutée cette toile rugissante explicitement titrée God of Love ? Son auteur est un artiste contemporain de Papouasie-Nouvelle-Guinée dont le nom, Agatoak Ronny Kowspi, est connu des habitués du musée du quai Branly – Jacques Chirac, à Paris. Sous la houlette de Magali Mélandri, alors chargée des collections Océanie, et de l’écrivain et philosophe Maxime Rovere, une superbe exposition intitulée « Rouge kwoma. Peintures mythiques de Nouvelle-Guinée » révélait en 2008 au public parisien les œuvres incandescentes et oniriques de Raymond Kowspi Marek et de ses deux fils : Robin Chiphowka Kowspi et Agatoak Ronny Kowspi.
« Je m’appelle Kowspi Marek, je suis Kwoma, et j’appartiens au clan wanyi; nous autres, nous avons des clans liés à des animaux, à des héros. Ces animaux ont des histoires, nous les sculptons dans le bois, et les sculptures préservent ces histoires de l’oubli. Vous, vous avez des livres, des vidéos, des bibliothèques. Nous, nous gardons tout dans nos têtes et dans nos sculptures : ce sont nos bibliothèques à nous, comme nos ancêtres ont toujours fait », écrivait en préambule du catalogue *1 Raymond Kowspi Marek, soucieux de partager hors de ses frontières ses mythes et leur transcription en images.
« NOTRE REGARD »
Une dizaine d’années plus tard, Estelle et Hervé Francès, dont la Fondation qui porte leur nom s’emploie depuis une quinzaine d’années à soutenir la création vivante, réalisait le voyage inverse et allait à la rencontre des artistes du Haut Sepik, dans le petit village d’Ambuti, au fin fond de la Papouasie-Nouvelle-Guinée. « C’est une expérience que nous n’oublierons jamais. Nous étions soudain confrontés à l’origine même de la civilisation, de la création, des rapports humains. Nous étions bousculés dans nos certitudes, nous avions oublié nos conditionnements de pensée d’Occidentaux. Une heure pouvait sembler une semaine. Tout paraissait harassant, ingrat, et, dans le même temps, enchanteur, merveilleux. C’était une façon de réinventer notre regard », se rappelle non sans émotion Hervé Francès.
Le premier choc esthétique surgira devant le spectacle de ces « maisons des esprits » tapissées d’une multitude de peintures sur écorce. « Nous avons été saisis par le fait que c’était de l’art contemporain, de l’art vivant. Nous étions face à des artistes qui créaient au quotidien pour conserver leurs mythes et les
transcrivaient en suivant l’évolution des codes de leur société », s’enthousiasme Estelle Francès.
L’idée germe alors chez le couple de collectionneurs d’inviter en résidence les peintres que le musée du quai Branly avait conviés une dizaine d’années plus tôt. Une façon de poursuivre cette extraordinaire aventure humaine et artistique.
UN ART EN PERPÉTUELLE MÉTAMORPHOSE
Comme les peintres aborigènes d’Australie appartenant à la petite communauté de Papunya et ayant troqué à l’aube des années 1970 leurs pigments naturels contre l’usage de la toile et de la peinture acrylique, les artistes kwoma du Haut Sepik ne cessent d’expérimenter d’autres palettes et supports pour représenter autrement leurs mythes. « Comme nous travaillions sur la tradition, mon premier réflexe a été de prendre les couleurs que les anciens utilisaient : noir, blanc, jaune, rouge. Mais j’ai vu ensuite qu’il y avait d’autres tubes, alors je me suis mis à les utiliser, l’un après l’autre, pour que les images rendent bien, qu’elles aient l’air… d’un genre nouveau », confiait ainsi Agatoak Ronny Kowspi dans le catalogue Rouge kwoma.
C’est bien « d’un genre nouveau » qu’apparaît ce God of Love aux ardeurs priapiques, que n’auraient guère reniées un Picasso au crépuscule de sa carrière. Un œil avisé discernera les motifs d’une vulve et d’une paire de seins dans le champ foisonnant du tableau, tandis que la tour Eiffel a, sous le pinceau d’Agatoak Ronny Kowspi, des allures de totem pour le moins phallique. Quant à ce face-à-face « ogresque » entre l'artiste et son modèle, il aurait surgi dans l’imaginaire du peintre papou lors de sa visite dans le saint des saints des musées occidentaux qu’est le Louvre, à Paris…
On aurait tort, cependant, de plaquer sur cette scène de prime abord « érotique » nos grilles de pensée occidentales hantées par Sigmund Freud, Jacques Lacan et des décennies de psychanalyse. À Jean-Hubert Martin qui s’extasiait devant ces peintures du Haut Sepik « d’une sexualité sophistiquée et hallucinante », le grand spécialiste de l’art océanien qu’était l’ethnologue suisse Christian Kaufmann rétorqua ainsi que « chez les Kwoma, un pénis peut se transformer en vagin, et des hommes planteurs d’ignames devenir des mères ». « Le temps des numa [récits mythiques] n’a rien à voir avec le nôtre », résuma, quant à lui, Chiphowka Robin Kowspi, le fils aîné de Raymond Kowspi Marek.
Si multiples soient les lectures offertes par cette œuvre aussi troublante que polysémique, une certitude s’impose pour Estelle et Hervé Francès. Agatoak Ronny Kowspi est un immense artiste, digne d’être accompagné, soutenu et révélé. À l’occasion de son 15e anniversaire, la Fondation d’entreprise Francès présente dans une double exposition sur ses sites de Clichy et Senlis*2 les œuvres de ces trois artistes contemporains, Raymond Kowspi Marek, Robin Chiphowka Kowspi et Agatoak Ronny Kowspi.
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*1 Maxime Rovere et Magali Mélandri, Rouge kwoma. Peintures mythiques de Nouvelle-Guinée, Paris, RMN et musée du quai Branly, 2008.
*2 « De ma peinture surgit mon âme », 23 février-15 mars 2024, Fondation Francès, 21, rue Georges Boisseau, 92110 Clichy ; et 23 février-29 juin 2024, Fondation Francès, 27, rue Saint-Pierre, 60300 Senlis.