Les « transparents » désignent un dispositif inventé au XVIIIe siècle par le peintre Louis Carrogis, dit Carmontelle [1717-1806]. Ils font partie de cette famille d’« ancêtres » du cinématographe comme les zootropes et autres lanternes magiques. J’ai commencé à les regarder il y a plus d’une dizaine d’années lorsque je préparais mon exposition « Panorama », au musée du Louvre [en 2016]. À l’époque, celui-ci venait d’en acquérir un [Promenade dans un parc], mais je n’ai pas pu le voir, car il était dans les réserves. Il y en a également au musée Condé, à Chantilly.
PAYSAGES MOUVANTS
Concrètement, un « transparent » consiste en une suite de tableaux peints sur du papier vélin translucide – d’où ce nom –, d’une hauteur d’environ 40 à 50 centimètres, accolés bout à bout pour former une bande de plusieurs mètres de long. La technique mélange aquarelle, encre et gouache. On trouve généralement au premier plan des personnages et, en arrière-plan, des paysages pittoresques souvent idéalisés. Carmontelle s’inspirait avant tout des campagnes d’Île-de-France. Il était très doué en dessin, avec un souci extrême du détail. La bande de tableaux est montée sur deux rouleaux en bois disposés à chacune des extrémités et munis d’une manivelle permettant de les actionner pour la faire défiler. Le tout est dissimulé dans une boîte en bois avec une ouverture qui permet de visionner l’œuvre : en journée devant une fenêtre, à la lumière naturelle ou la nuit, à la lueur d’une bougie. Il y a un aspect très récréatif, c’est une sorte de jeu pour adultes.
Ces « Carmontelle » m’ont inspirée pour réaliser trois œuvres du même type : des dessins à la mine de plomb et à l’encre faits sur papier calque et placés dans des boîtes en verre et en bois. Les mécanismes ont été conçus par mon ancien assistant Guillaume Krattinger, artiste, mais aussi Géo Trouvetou hyperdoué de ses mains. Pour la troisième boîte, la plus grande, il a imaginé un système compliqué à plusieurs rouleaux, actionné par un moteur électrique, ce qui permet de voir à la fois l’endroit et l’envers du dessin. Penser une sophistication à partir de matériaux extrêmement banals me motive. Ce qui est drôle dans ce travail, c’est le jeu. C’est là où se situe le plaisir. Explorer la complexité m’amuse, tout comme le rapport au décor, à l’artifice, à l’illusion, ces contrepoints à la réalité. Tout ce qui peut être jugé superficiel comme la fantaisie ou, au contraire, hyperchargé me réjouit. Le baroque m’intéresse précisément parce qu’il y en a trop et que cette surreprésentation confine parfois à une certaine brutalité, presque à la laideur. Je ne suis pas une artiste kitsch, il y a toujours un équilibre à trouver.
Carmontelle avait un talent pour saisir la nature. Le jardin est un lieu pour les peintres. Il n’est pas étonnant que l’on ait proposé à certains d’en créer. S’ils savent dessiner en deux dimensions, ils peuvent amplement imaginer un paysage dans lequel on va se mouvoir physiquement. C’est le cas d’Hubert Robert, un contemporain de Carmontelle. Lui-même a réalisé le parc qui entourait la folie de Chartres, à Paris, aujourd’hui parc Monceau. Il a dessiné les plans et conçu les fabriques. En cela, il m’intéresse également, car j’aime beaucoup les fabriques. Ce sont des architectures certes, mais des architectures inutiles. Elles ne sont pas faites pour y habiter – il n’y a même pas de fenêtres ! –, mais pour être admirées. On appelle aussi les fabriques
des « bâtiments défaits ». J’aime ce statut intermédiaire, périphérique.
LA VIE SECRÈTE DES FORÊTS
La forêt aussi est un endroit ambivalent. Elle est refuge, tout autant qu’espace des peurs et du danger. La forêt est un monde infini, et cette notion me plaît beaucoup. Elle est un lieu de connaissance. Rien d’empirique, que du concret. Si on ne la connaît pas, on perd très vite ses repères et on est incapable d’en sortir. Nombre de mes pièces y ont trait. Sans doute « l’appel de la forêt », pour paraphraser Jack London. Ou peut-être n’étais-je alors pas « adaptée » et avais-je besoin de créer des lieux « tampons ».
La forêt est devenue mon thème de prédilection il y a une quinzaine d’années. Un thème qui, plus que tout autre, exprime l’intimité et l’intériorité. Historiquement, le bois a contribué à la subsistance de l’humain : faire du feu pour cuire les aliments, façonner des outils, construire un abri… Bref, c’est un thème universel et d’une grande puissance pour les artistes. Depuis une quinzaine d’années, les études scientifiques sur le sujet ont considérablement avancé et été vulgarisées. J’avoue n’avoir pas lu le best-seller La Vie secrète des arbres*1. Selon moi, la forêt doit rester un territoire obscur. Je ne veux pas mettre la « lumière » partout, surtout pas dans « mes » forêts.
La forêt, comme la grotte, évoque l’émerveillement, mais aussi l’idée de repli, de retranchement. J’imagine des espaces dans lesquels le récit pourrait advenir, où l’on puisse inventer le sien propre. On a parfois besoin de se retirer en soi-même. La forêt est un espace dans lequel on se ressource, où l’on peut se relier à son imaginaire. Mes installations sont dépeuplées, il n’y a pas de personnages, ni humains ni animaux. C’est le visiteur qui va les peupler et y faire son propre voyage mental. Forêt ou grotte, je cherche toujours à en faire un repli positif. Il y a différentes manières de gérer ce besoin de repli. On peut aussi en faire un moment de partage.
L’Italie est mon point de référence. Le fameux, et aujourd’hui un brin désuet, « voyage en Italie » que se devaient de faire, jadis, tous les artistes pour parfaire leur art, je le fais perpétuellement. Adolescente, j’y suis allée seule, sans mes parents. C’est vraiment quelque chose qui m’appartient. Le patrimoine artistique et architectural y est époustouflant. Il dépasse de très loin ce que l’on peut trouver en France. Rien qu’à Rome, il y a plus d’églises que de jours dans une année. Et je ne parle pas des patrimoines antique, étrusque, hellénique… Il y a comme un sentiment d’infini.
Dans le cadre du Grand Paris express, l’œuvre que j’ai imaginée pour la gare Kremlin-Bicêtre-Hôpital m’a été inspirée par le film Fellini Roma [de Federico Fellini, 1972]. Dans ce long-métrage qui évoque les souvenirs de jeunesse du cinéaste, on voit notamment le percement du métro qui débouche sur la découverte, par les ouvriers, de fresques antiques, dont la mise à l’air libre provoque la destruction inexorable. Pour la façade principale de la gare, j’ai réalisé une pièce monumentale en béton moulé sur laquelle prolifèrent des lianes de bronze. On dirait un pan de falaise ou une carrière abandonnée, une architecture troglodytique ou des vestiges archéologiques.
Rome encore, avec la splendide salle aux Broderies du Palazzo Colonna, tapissée du sol au plafond, dans laquelle j’ai puisé mon inspiration pour élaborer la broderie Chambre de soie que l’on peut voir jusqu’à l’automne dans l’orangerie du château de Versailles. Je n’ai jamais vu cela ailleurs, j’y ai fait moult dessins. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, une broderie est aussi une œuvre en trois dimensions. Elle est comme un arbre : il y a un recto, celui que l’on voit, mais également une face cachée, le verso, où les fils sont lâches, telles des racines. Une face n’existe pas sans l’autre.
Pour revenir à Carmontelle, Chambre de soie est une vision panoramique d’un paysage. Elle mesure une centaine de mètres de long, à la différence que, à l’inverse de celles de Carmontelle, le spectateur n’est pas assis à contempler l’œuvre défiler devant ses yeux, mais il se déplace devant celle-ci. Il y a l’idée du mouvement. C’est d’ailleurs un grand principe chez moi : pour voir mes pièces, il faut bouger. Les œuvres ont une force lorsqu’elles ne s’offrent pas au premier coup d’œil. Les miennes ne peuvent s’appréhender d’un point de vue fixe. Sous-entendu : on n’affronte pas la réalité avec un unique point de vue !
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*1 Peter Wohlleben, La Vie secrète des arbres. Ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent [2016], Paris, Les Arènes, 2017.
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« Eva Jospin. Tromper l’œil », 7 juin-14 septembre 2024, Galleria Continua, 87, rue du Temple, 75003 Paris;
« Eva Jospin Versailles », 18 juin-29 septembre 2024, orangerie, château de Versailles;
« Eva Jospin. Selva », 10 avril-24 novembre 2024, Museo Fortuny, San Marco 3958, 30124 Venise, Italie.