Bien qu’elle ait récemment souffert de plus de mille jours de sécheresse, de restrictions d’usage de l’eau et de températures élevées, Barcelone a été assaillie par le tonnerre et la pluie battante au cours de la première semaine de septembre. Ces conditions météorologiques extrêmes nous rappellent avec pertinence la nature immédiate et destructrice de l’urgence climatique. Et, comme le souligne Hedwig Fijen, directrice fondatrice de Manifesta, il s’agit également d’une illustration opportune du type de défis complexes que la biennale nomade cherche à explorer cette année.
Se déployant dans 12 villes voisines de Barcelone et se déroulant jusqu’au 24 novembre 2024, Manifesta 15 présente les œuvres de 92 participants – dont 39 % sont originaires ou basés dans la région –, parmi lesquelles plus de 50 nouvelles commandes. Cette édition est conçue pour dépasser les frontières géographiques, sociales et économiques de la capitale catalane, en privilégiant un modèle décentralisé qui tente de se connecter aux cinq millions de personnes qui vivent dans son périmètre. En s’appuyant sur l’histoire d’un paysage encore parsemé de vestiges d’industriels abandonnés depuis longtemps, la biennale espère entraîner un changement culturel durable et équitable qui reflète la diversité des communautés locales.
« Nous voulons vraiment jouer un rôle pour lutter contre la dévalorisation sociale dans certaines de ces villes, explique Hedwig Fijen, qui a fondé la biennale au début des années 1990. Que peut devenir la ville dans 50 ans ? De quelle manière pouvons-nous la transformer en un espace à vivre, accessible et socialement défini comme un bien commun auquel tout le monde a accès ? »
Ces questions sont importantes et, bien qu’Hedwig Fijen mette l’accent sur les propositions plutôt que sur les solutions, Manifesta s’est clairement fixé une tâche immense. La véritable capacité de la biennale à créer un changement durable ne pourra probablement être mesurée que dans les mois et les années à venir, lorsque ses interventions auront été démontées et ses lieux désertés. Mais pour chacun de ses thèmes et de ses espaces, officiellement appelés « clusters », il est clair que l’accent a été mis sur l’engagement de la communauté.
Pollution, industrie et style du milieu du siècle
« Balancing Conflicts », le premier de ces « clusters », a pour point d’orgue la vaste villa moderniste Casa Gomis, ouverte au public pour la première fois dans le cadre de la biennale. Conçu par Antoni Bonet i Castellana et autrefois au cœur de l’avant-garde culturelle de Barcelone, ce labyrinthe du milieu du siècle dernier est aujourd’hui souvent vide et commence à montrer des signes de vieillissement, bien que son mobilier et son charme d’origine soient restés intacts. Niché dans l’axe de l’aéroport El Prat de Barcelone, le bâtiment a longtemps été menacé par des plans d’expansion répétés.
Fraîchement repeinte pour masquer les taches de pollution créées par le passage quasi permanent des avions, la Casa Gomis illustre l’importance accordée par « Balancing Conflicts » à la relation entre préservation et croissance. Sur ses murs, des images de plages espagnoles du photographe Carlos Pérez Siquier, prises dans les années 1970 à la demande du ministère espagnol du Tourisme, dans des couleurs qui rappellent celles du photographe britannique Martin Parr, documentent les débuts du tourisme de masse qui hante aujourd’hui Barcelone.
Ailleurs, à Can Trinxet, une ancienne usine textile, mais aussi le plus grand complexe industriel de la ville de L’Hospitalet de Llobregat, l’artiste italo-sénégalaise Binta Diaw suspend de grands pans de cheveux synthétiques tressés d’un mur à l’autre. Réalisée par des femmes de la diaspora africaine locale lors de séances que l’artiste qualifie d'« intenses et touchantes », l’œuvre cartographique offre une réflexion poignante sur la pratique du tressage des cheveux – à la fois un processus de résistance et, parfois, un chemin vers la liberté pour les femmes africaines réduites en esclavage.
Savon, sculpture et guérison par l’art
Le deuxième « cluster » de Manifesta, « Cure and Care », propose un éventail tout aussi varié d’œuvres et de lieux : de la danse troublante dans un ancien abri antiatomique à une tapisserie anticapitaliste en forme de bande dessinée dans une abbaye bénédictine. Cependant, dans l’église Saint-Michel, datant du VIe siècle, l’artiste Buhlebezwe Siwani s’éloigne de cet environnement et de l’aspect ouvertement politique pour explorer les soins et la guérison sous l’angle de la famille.
Isaziso 1996, une sculpture représentant cinq générations de femmes de la famille de l’artiste, est réalisée à partir de savon Sunlight – une matière verte et polyvalente synonyme de ménages à faibles revenus dans son pays natal, l’Afrique du Sud. « Je ne me suis jamais sentie impure, c’est juste que les gens vous regardent et pensent que vous l’êtes, dit-elle. En grandissant, quand les gens sentaient le Sunlight, ils se disaient : Je sais où tu te situes sur l’échelle sociale ».
L’œuvre s’inspire des souvenirs d’enfance « humiliants » de l’artiste, qui se lavait sous les yeux des autres dans la maison d’une seule pièce de sa grand-mère, comme c’était souvent le cas dans sa communauté. Pourtant, en exploitant le pouvoir de guérison de l’art, elle compare aujourd’hui l’atmosphère chaleureuse et intime qu’il crée entre les piliers de l’église comme une gigantesque étreinte.
Lutter contre le surtourisme
Avec un budget de 8,9 millions d’euros, les organisateurs de la biennale, qui se déploie sur les 1 648 kilomètres carrés de la métropole de Barcelone, pourraient craindre d’avoir des difficultés à attirer des visiteurs sur des sites parfois éloignés. Hedwig Fijen affirme cependant que ce n’est pas le cas et que Manifesta n’a aucunement l’intention de contribuer au surtourisme de Barcelone.
« Nous attendons 200 000 visiteurs, dont 180 000 de la région métropolitaine de Barcelone et 20 000 de l’étranger, principalement des professionnels. Nous ne faisons pas du tout la promotion de Manifesta par des campagnes de communication à l’extérieur, explique-t-elle. Nous ne pensons même pas qu’il soit pertinent de venir en avion du Japon, par exemple, pour voir Manifesta. »
Hedwig Fijen met aussi en avant les recherches menées par Manifesta avant la biennale : trente assemblées citoyennes ont permis aux communautés locales de partager les retombées qu’elles attendaient de la biennale, ce qui a aidé le directeur et l’équipe de la manifestation – dont 100 % sont basés en Catalogne – à adapter les discours en conséquence. À l’issue de cette édition, 1 400 habitants participeront à une étude scientifique externe destinée à évaluer l’impact de la biennale. Les entretiens seront également utilisés pour produire ce qu’Hedwig Fijen décrit comme un « manifeste pour l’avenir », créant un plan sur la manière dont les connaissances échangées peuvent favoriser des changements significatifs pour les années à venir.
Si ces mesures semblent ambitieuses, il est peu probable qu’elles mettent fin aux débats sur la validité du « parachutage » de tels projets dans des communautés inconnues – discussions qui ne semblent pas préoccuper une Hedwig Fijen confiante. Et sa certitude n’est peut-être pas infondée – dans le plus grand lieu de Manifesta 15, la biennale a une occasion tangible de répondre à ces critiques et de laisser un héritage significatif.
Changement durable
Faisant partie du « cluster » « Imagining Futures », The Three Chimneys était, jusqu’en 2011, une centrale électrique en activité, à la fois source d’emplois et de souffrances pour les habitants des communautés voisines. Ces dernières se trouvent désormais dans un secteur sacrifié : une zone habitable dont la population et les environs ont subi des dommages graves et durables causés par l’industrie. Ces injustices ont fait de cette construction de 200 mètres de long, au fil des ans, un lieu de lutte écologique et politique et, en réponse, de cohésion sociale.
Ouvert au public pour la première fois, le lieu accueille 21 interventions disséminées sur les trois étages du bâtiment dont a été conservée la majeure partie des caractéristiques industrielles. Au dernier étage, toutes les vitres ont été enlevées, permettant aux rideaux de l’installation commandée spécialement d’Asad Raza, Prehension, de bouger avec le vent qui provient de la mer Méditerranée située en contrebas. Dansant comme des rythmes, des écosystèmes et des communautés qui s’entremêlent, les textiles créent un profond sentiment de calme dans ce qui était autrefois un espace de division.
Plus bas, l’œuvre de Carlos Bunga, La irrupción de lo impredecible (L’irruption de l’imprévisible), suscite un ensemble d’émotions tout à fait différentes. Des cocons de formes et de tailles diverses sont suspendus, pendants au-dessus d’une fosse peinte dans une nuance volontairement dérangeante de jaune acide. « Les cocons peuvent être un peu effrayants parce que vous ne savez pas exactement ce qui va naître, dit l’artiste. Tout comme ce bâtiment, personne ne sait ce qui va s’y passer. »
La question de l’avenir de The Three Chimneys est abordée dans une exposition intitulée « Memory of the Smoke », qui assume la mission de rassembler les histoires socio-économiques et écologiques du bâtiment. En compilant pour la première fois ces archives, les commissaires locaux espèrent conserver et réaffirmer la dimension historique de l’espace, en tenant à distance les promoteurs immobiliers et en le transformant en un centre culturel permanent.
Si, le moment venu, il s’avère que Manifesta a contribué, par sa présence et son investissement, à faire de ce projet une réalité, alors la faculté de cette biennale hors du commun à créer un changement durable ne pourra plus être mise en doute.
Manifesta 15, divers lieux, Barcelone, 8 septembre-24 novembre 2024.