L’Origine du monde est une toile que Gustave Courbet a peinte en 1866. Je l’ai découverte au tout début des années 1970, à une époque où je travaillais avec le metteur en scène Patrice Chéreau à la création de la pièce Le Massacre à Paris, au Théâtre national populaire de Villeurbanne. Je connaissais alors très bien Marianne Merleau-Ponty, la fille du philosophe Maurice Merleau-Ponty, et sa mère Suzanne. Toutes deux étaient très amies avec l’actrice Sylvia Bataille, épouse du psychanalyste Jacques Lacan. Souvent le dimanche, nous allions dans leur maison de campagne, à Guitrancourt, dans les Yvelines. Un jour, en l’absence de son mari, Sylvia Bataille nous propose de visiter son bureau. Jacques Lacan était un grand collectionneur d’œuvres d’art, et le fonds était extraordinaire. Nombre de toiles de surréalistes évidemment, dont André Masson, le beau-frère du psychanalyste, mais aussi, si je me souviens bien, un Auguste Renoir, un Claude Monet, un René Magritte.
Puis, Sylvia Bataille s’approche d’une sorte de « plumier » en bois, un cadre à double fond sur lequel était fixé un dessin d’André Masson. Elle actionne un mécanisme qui fait coulisser le panneau avec l’esquisse d’André Masson et soudain apparaît un autre tableau. Je découvre, ébahi, L’Origine du monde. C’est absolument déchirant. Je suis bouleversé. Cela m’a rappelé ces vers de Rainer Maria Rilke dans les Élégies de Duino : « Qui donc nous a retournés de la sorte pour que, quoi que nous fassions, nous ayons toujours l’attitude de celui qui s’en va ? » Le dessin d’André Masson qui recouvrait le tableau de Gustave Courbet en reprenait les contours de façon suggérée. Ces lignes abstraites m’avaient plutôt fait penser à un paysage japonais. De peur de choquer, Jacques Lacan ne dévoilait L’Origine du monde qu’aux amis. Il s’agit probablement de la toile la plus stupéfiante du XIXe siècle. Elle est d’ailleurs particulière à l’œuvre de Gustave Courbet. La manière dont il peint est une rupture totale. Le « cuir » de la peau est prodigieux, la blancheur de la carnation, la pilosité. Ce pubis est comme une forêt. On ressent l’eau, la nature, le mystère, et puis la beauté. C’est un gouffre dont le peintre marque la faille. On est au cœur du volcan. La vie y est tapie, la mort aussi. Je ne sais pas si Gustave Courbet a voulu dire tout cela, mais c’est ce que je ressens. Ce sexe féminin est une image qui vous hante en permanence. Ce qui est beau, c’est que ce soit un mystère et que celui-ci perdure encore.
Le gouffre, la vie, la mort
Je suis fasciné par les thèmes du gouffre, de la vie et de la mort. Mon travail y fait constamment référence, et je songe souvent à L’Origine du monde. Quelques autres tableaux m’ont fait cet effet, je pense aux œuvres de Fra Angelico, Cimabue, Giotto et Piero della Francesca. Il y a également cette toile de Vincent van Gogh représentant deux sabots [Une paire de sabots en cuir, 1888]. Le vide à l’intérieur de ces deux galoches procure le même effet : on peut y imaginer un paysage, y lire tout un monde. J’y vois le travail des paysans, la misère, l’espérance aussi. J’ai eu une émotion semblable devant une nature morte de Francisco de Zurbarán, un gros plan sur une tasse [Tasse d’eau et rose sur un plat d’argent, vers 1630]. À la surface de celle-ci, je vois comme un lac. Ce n’est plus une simple tasse dans une nature morte, mais un lac perdu dans une immensité.
Jacques Lacan a acquis L’Origine du monde en 1955. Il est le dernier particulier à l’avoir possédée. Le tableau est à présent au musée d’Orsay, à Paris, les héritiers en ayant fait la dation en 1995 pour régler les droits de succession.
Le gouffre, la vie, la mort... Adolescent, j’allais souvent chez mes grands-parents, à Verneuil-sur-Avre, dans l’Eure. Je me souviens d’un homme d’une cinquantaine d’années qu’on appelait Toupie, c’était « l’idiot du village » comme on disait à l’époque. Il ramassait les feuilles mortes avec sa brouette et chaque fois qu’il faisait dix pas, il tournait sur lui-même. Soit dit en passant, le pianiste Thelonious Monk – j’aime beaucoup le jazz – tournoyait lui aussi sur lui-même pendant ses concerts. On n’arrivait pas à voir les yeux de Toupie. Il avait deux grands trous à la place, ce qui lui donnait un regard inquiétant. J’avais 14 ou 15 ans, et il me faisait peur. J’avais peur de la mort. Tout comme d’un autre personnage qu’on appelait... le Croque-mort. C’était vraiment son métier. On jouait ensemble au ping-pong, mais j’ hésitais toujours à taper dans la balle qu’il m’envoyait de peur qu’il ne me contamine. Moi qui avais la trouille de la mort, me retrouver face à un employé des pompes funèbres, vous imaginez ?
La mort a une importance dans nombre de mises en scène de Patrice Chéreau : Le Massacre à Paris de Christopher Marlowe, Comme il vous plaira ou Hamlet de William Shakespeare, Lulu d’Alban Berg, De la maison des morts de Leoš Janáček, etc. La notion de gouffre se rencontre souvent dans mon travail de scénographe. En réalité, j’ai besoin de comprendre comment habiter le vide sans le déranger.
Préserver la profondeur
Hormis le gouffre et la mort, il y a aussi, dans L’Origine du monde, le mystère. J’aime bien lorsqu’il y a du mystère et que ce mystère persiste. C’est comme en littérature, je n’aime pas les redondances dans les explications, quand certains auteurs racontent trop ce qui va se passer, quand tout est dévoilé. Prenez Anton Tchekhov ou Raymond Carver, ils ne donnent jamais la solution. J’ai pour habitude de dire : « Less is more! » Dans mes scénographies, j’ai commencé par faire des architectures avec des frontons, des chapiteaux, des colonnes, peut-être pour une question d’universalité, puis plus ça va, moins il y a de choses. En réalité, je n’ai pas de recette, je démarre toujours avec une page blanche. D’ailleurs, je pense souvent être un usurpateur et que, si cela fonctionne, c’est un coup de chance.
Cela m’évoque l’histoire du Ring de Richard Wagner au Festival de Bayreuth, en Allemagne. En 1976, dans le cadre du centenaire du Festival, Patrice Chéreau est sollicité pour monter L’Anneau du Nibelung avec Pierre Boulez à la baguette, un travail de longue haleine, à déployer sur cinq ans. La première saison fut une catastrophe. Nous avions certes toutes les idées, mais nous nous sommes aperçus en cours de route que le projet était monumental. Nous n’avions pas eu le temps de tout mettre en place, ni dans la mise en scène ni dans la scénographie. Mes décors n’étaient pas achevés. Nous avons été hués et attaqués par les wagnériens. Nous avons même reçu des menaces de mort ! Cela me rappelle cette réponse qu’avait faite le saxophoniste John Coltrane à un journaliste qui lui demandait : « Ce soir, à l’Olympia, vous avez été mal compris ? » – Je pense qu’ils savent que ce soir je ne suis pas allé aussi loin que je le voulais... »
En 1980, pour le dernier opéra de la Tétralogie, Le Crépuscule des dieux, je transpose tout ce qui se passe chez les dieux dans les bas-fonds de New York, avec ses quais, sa mafia, ses canailles. J’arrête le baroque et les chapiteaux pour une ambiance industrielle du XIXe siècle, le tout sous un ciel peint à la manière d’Albrecht Dürer. C’est un triomphe : une heure et demie d’applaudissements ! Les spectateurs revenaient avec des morceaux de décor pour se les faire dédicacer. Un chanteur a même voulu acheter le rocher de Brünnhilde pour l’installer dans son jardin !
J’ai eu cette grande chance de ne travailler avec pratiquement qu’un seul metteur en scène, Patrice Chéreau. Une rencontre extraordinaire, sans facilité ni complaisance. Nous nous sommes connus lorsque nous avions une vingtaine d’années. Avoir ce compagnonnage fraternel pendant des décennies – presque cinq – est unique. Il y avait entre nous un contrat tacite : il fallait tou- jours étonner l’autre. Lui à la mise en scène et moi à la scénographie, nous travaillions un peu comme le peintre Monsù Desiderio, pseudonyme qu’avaient pris les deux peintres lorrains François de Nomé et Didier Barra pour réaliser leurs œuvres à quatre mains. Nous peignions à deux sur le même tableau. Nous nous parlions beaucoup et nous comprenions également sans nous parler. Lui aussi appréciait Gustave Courbet.
-
« Richard Peduzzi. Perspective. Mobilier, Décors, Dessins », 16 octobre-31 décembre 2024, Mobilier national, 42, avenue des Gobelins, 75013 Paris.