Pendant huit décennies, avec de brèves interruptions, Auerbach n'a cessé de peindre. Il a réussi cette chose rare : se tenir à l’écart du fracas de son époque et pourtant produire certaines des observations les plus durables et les plus pénétrantes de ce que cela signifiait d’être vivant à son époque.
Auerbach est né à Berlin en 1931, enfant unique de parents juifs âgés – Max, avocat spécialisé dans les brevets et issu d’une famille d’avocats, et Charlotte, étudiante en art originaire de Lituanie. Il passe les premières années de sa vie à Wilmersdorf, un quartier bourgeois de Berlin. Après l’accession d’Hitler au pouvoir, les Auerbach s’arrangent pour que leur fils de sept ans s’installe en Angleterre ; Charlotte coud une croix rouge sur les articles les plus volumineux de sa valise pour indiquer qu’ils seront utilisés lorsqu’il aura grandi, et deux croix pour les draps et les nappes, pour le moment où il se mariera. Le passage en toute sécurité d’Auerbach à Londres n’a pas été assuré par le Kindertransport, l’opération de sauvetage qui a permis de ramener près de 10 000 enfants, pour la plupart juifs, des territoires européens contrôlés par les nazis, mais grâce à la bienveillance d’Iris Origo, la célèbre auteure anglo-américaine.
Auerbach est envoyé à Brunce Court, dans le village assoupi d’Otterden, dans le Kent, un pensionnat dirigé par des Quakers qu’il décrit affectueusement comme « une petite république ». C’est là qu’il est tombé amoureux de la peinture britannique et qu’il a vu pour la première fois, dans une encyclopédie pour enfants d’Arthur Mee, une reproduction en noir et blanc du Fighting Temeraire [Téméraire combattant] de 1838 par J. M. W. Turner, qui lui a donné envie de « faire mieux et d’être moins superficiel ». Ses parents ont tous deux été tués dans un camp de concentration en 1942. « Je n’ai à aucun moment été choqué ou bouleversé lorsque l’on m’a progressivement appris qu’ils avaient été tués, emmenés dans un camp et tués. Je ne sais pas lequel, Auschwitz probablement », a-t-il déclaré bien plus tard.
Après Brunce Court, Auerbach s’installe à Londres, où il est soutenu par sa cousine Gerda Boehm, beaucoup plus âgée que lui, qui deviendra une muse importante et le sujet de plusieurs de ses premières « têtes au fusain », qui seront exposées ensemble à la Courtauld Gallery, dans la capitale britannique, en 2024.
Après avoir passé des heures tenter d’entrer dans les écoles d’art de la capitale avec son book sous le bras, Auerbach est enfin accepté au St Martin’s College et au Borough Polytechnic Institute, où l’aimable directeur, Monsieur Patrick, lui concocte son emploi du temps : « Je pense vous inscrire pour une journée avec David Bomberg ». Une façon de dire : « Bomberg est un peu difficile, mais on ne sait jamais – vous pourriez vous entendre avec lui ». Le vorticiste vieillissant qu’était Bomberg était en effet difficile, et le maître et l’apprenti s’affrontaient souvent lors des cours de vie dans les anciennes salles d’ingénierie, mais les traces de l’influence précoce de Bomberg – ses lignes dures pour dépeindre les formes humaines, ses observations de la vie britannique – auront une influence durable sur le travail d’Auerbach.
La percée se produit au cours de l’été 1952, lorsque l’artiste réalise deux peintures déterminantes. E. O. W. Nude, qui représente Estella Olive West, qu’il décrit comme sa plus grande influence, fruit d’une séance tendue où il a trouvé en lui « assez de courage pour tout repeindre, de haut en bas, de manière irrationnelle et instinctive ». En définitive, après avoir entièrement retravaillé la toile, « j’ai découvert que j’avais fait son portrait », dira-t-il.
La deuxième peinture épiphanique a été réalisée une fois qu’il a obtenu une place pour poursuivre ses études au Royal College of Art (1952-55). Lors d’une « crise » d’excès de confiance, alors qu’il se sentait obligé de se conformer aux exigences conservatrices de l’école d’art, Auerbach a tourné les talons et a regardé les excavations qui descendaient et les échafaudages qui montaient sur un chantier caverneux de Earls’ Court Road. Ce sont ses portraits de femmes, très travaillés et retravaillés, ainsi que l’activité urbaine frénétique d’un Londres en pleine transformation qui ont défini sa contribution à la tradition figurative britannique. À partir de ce moment-là, l’artiste a rarement cherché des sujets ailleurs.
Après sa percée, Auerbach a souhaité passer le plus clair de son temps dans son atelier. Il a alors recherché une vie monastique et s’y est engagé. Il se couchait invariablement à neuf heures et se levait à cinq heures, voire plus tôt. « Mondrian n’avait pas de vie », se rassurait-il : être artiste était un engagement qui impliquait de se soustraire aux obligations sociales et aux contingences domestiques. Pendant plus d’un demi-siècle, à partir de sa dernière année au Royal College, où il obtient la médaille d’argent, Auerbach vécut dans un atelier au fond d’une ruelle derrière Mornington Crescent à Camden.
La ville de Londres elle-même est restée son sujet de prédilection. Ses ruines dévastées par les bombardements, ses maisons creusées et sa grandeur éviscérée étaient d’inépuisables sources d’inspiration. « Londres avait un aspect merveilleux », se souvient Auerbach à propos de ses premières années dans la ville. « Comme les crayères des Downs, des cavernes et des trous. Merveilleux : un paysage de montagne », notait-il.
Il a ainsi réalisé des reportages photographiques sur ceux qui portaient des carcasses au marché de Smithfield, avec du sang sur leurs tabliers blancs. L’artiste se promenait dans Soho la nuit. Les premières années de pénurie l’ont incité à peindre presque exclusivement avec une palette terreuse provenant de bidons de cinq litres. « C’est à cela que ressemblait ma vie. Marcher dans Londres en ruine et avoir des relations intenses avec quelques personnes », résumait-il alors.
Il se mariera avec l’une de ces rares personnes, l’une de ses modèles jusqu’à la fin de ses jours, Julia Wolstenhome. Après l’avoir exposé dans une rétrospective en 1978 à la Hayward Gallery, Catherine Lampert posera elle aussi, tous les lundis puis les jeudis, pendant 25 ans… Elle sera la commissaire de nombreuses expositions phares, avec Norman Rosenthal à la Royal Academy en 2001 ainsi qu’au Kunstmuseum à Bonn, ou encore à la Tate Britain en 2015.
On se souviendra d’Auerbach comme d’un élément clé de la génération devenue mythique de l’École de Londres, un groupe de marginaux majoritairement non originaires de la capitale britannique et qui ont trouvé dans la saleté et la crasse de leur ville d’adoption suffisamment de matière pour revigorer l’ambition nationale pour la peinture moderniste. Ils se sont détournés de la vogue contemporaine de l’abstraction pure et du minimalisme et ont réintroduit la figure. Pendant longtemps, Auerbach a été particulièrement proche de Leon Kossoff, avec qui il partageait une passion pour es empâtements ; il a vu Francis Bacon deux fois par semaine pendant quinze ans et s’est attiré les rares éloges de son compatriote, et réfugié juif berlinois, Lucian Freud.
Cependant, Auerbach a toujours été plus à l’aise avec les Rembrandt, Titien et Rubens, ses compagnons de perpétuelles longues promenades dans les grandes salles de la National Gallery, qu’avec les artistes de son temps. En 1965, David Wilkie, un employé d’assurance de la City, a commandé à Auerbach une œuvre inspirée du Titien, qui a donné lieu à une série d’autres œuvres offertes à la Tate, dont l’exquis Bacchus et Ariane (1971). Trente ans plus tard, l’exposition « Frank Auerbach and the National Gallery : Working after the Masters », a été conçue autour des dessins qu’il a réalisés à partir de tableaux de la collection. En 2013-2014, six tableaux d’Auerbach ont été exposés aux côtés de plusieurs Rembrandt à Ordovas, Londres, puis au Rijksmuseum, Amsterdam, dans la « Galerie d’honneur » néerlandaise. Un honneur.