Soudain, un battant s’ouvre et un chaleureux soleil d’automne inonde l’entrée de Saint-Eustache, église située en plein cœur de Paris. Les rayons frappent idéalement, en hauteur, la surface d’une peinture hyperréaliste, tout en clair-obscur, de Dhewadi Hadjab. L’artiste de 32 ans a produit un diptyque spécialement pour les vestibules nord et sud de l’édifice : Je tombai par terre et j’entendis une voix et Me voici, Seigneur ! Accrochés au-dessus des portes qui donnent sur la nef, les tableaux forment un ensemble sur le thème de la conversion de saint Paul : un jeune homme en jogging, tombé à la renverse, se protège le visage avec les mains d’une lumière céleste éblouissante. Dhewadi Hadjab traite de manière très contemporaine la manifestation de la grâce divine. Les vêtements du modèle évoquent davantage ceux d’un jeune de banlieue que ceux d’un apôtre, une façon de montrer que l’église est ouverte à tous, connectée à la foule grouillante du quartier des Halles.
Les deux peintures, inaugurées début octobre 2024 à l’instigation du père Yves Trocheris, le curé de Saint-Eustache, sont un don de leur auteur et du galeriste Kamel Mennour. L’histoire est belle. Depuis 2021, le prix Rubis Mécénat permet chaque année à un étudiant des Beaux-Arts de Paris de concevoir une œuvre pour l’église. Le premier lauréat, Dhewadi Hadjab, soumet deux toiles à la chorégraphie saisissante de réalisme : une femme, le buste renversé, cherche à maintenir avec ses pieds un prie-Dieu dans un équilibre précaire. Lors de la présentation, Kamel Mennour est subjugué et propose à l’artiste de le représenter et de lui consacrer une exposition.
DES SIÈCLES D’ART DANS UNE ÉGLISE
Propriété de la Mairie de Paris, l’église Saint-Eustache célèbre en 2024 ses 800 ans. Le monument entretient depuis longtemps une relation particulière avec le monde de l’art. « Au XVIIe siècle, les peintres bénéficiaient d’un privilège accordé par le roi, rappelle le père Trocheris, en choyant avec tendresse U-Lys, son petit lévrier italien qui le suit partout. Ils pouvaient vendre leurs toiles dans une chapelle de Saint-Eustache. Elle est devenue celle consacrée aux charcutiers. On peut encore y voir le blason de la confrérie des peintres. » La chapelle, qui accueille depuis 2000 une œuvre lumineuse de John M Armleder, est en cours de restauration et devrait bientôt retrouver son éclat.
Le patrimoine artistique de Saint-Eustache s’étend du XIV e au XXIe siècle. Il mêle œuvres anciennes et créations contemporaines. Un tableau de Pierre-Paul Rubens (Les Pèlerins d’Emmaüs) côtoie une toile de Simon Vouet du XVIIe siècle (Le Martyre de saint Eustache), le mausolée de Jean-Baptiste Colbert, une Vierge à l’Enfant de Jean-Baptiste Pigalle, un Christ en verre de Pascal Convert (Cristallisation#3), don de la Fondation Antoine de Galbert, ou encore The Life of Christ, une composition en bronze patiné d’or blanc de Keith Haring. Transformée en un véritable objet de culte, des touristes du monde entier viennent l’admirer. Deux mois avant sa mort des suites du sida en 1990, l’Américain de 31 ans a donné à la Ville de Paris l’un des neuf exemplaires de ce triptyque. L’œuvre a été offerte en 2003 à Saint-Eustache, l’église ayant toujours soutenu les victimes de l’épidémie. « L’œuvre de Keith Haring exprime une angoisse de notre temps, souligne le père Trocheris. Sa présence ici est importante. Cette église possède aussi un Tintoret, un Luca Giordano, une Extase de la Madeleine de Rutilio Manetti, des fresques de Thomas Couture, un mobilier liturgique réalisé par Victor Baltard et complété par des bancs dessinés par la designer Constance Guisset. Le christianisme latin est la religion qui a investi le plus dans le domaine de l’art. L’Église n’a pas suscité la création d’œuvres pour décorer ses bâtiments. Pas du tout. L’intention est le rite, la liturgie. »
LA PASSION DE L’ART
Le père Yves Trocheris entend bien faire de sa paroisse un acteur culturel de premier plan. Son emplacement idéal l’y prédestine : « Si vous partez de la Concorde et que vous allez jusqu’à la place de la Bastille, entre les deux vous avez le Jeu de Paume, le musée des Arts décoratifs, le Louvre, la future Fondation Cartier, la Pinault Collection, le Centre Pompidou, le musée national Picasso-Paris, le musée Carnavalet… Sur quatre kilomètres, il y a une des concentrations artistiques les plus fortes au monde. Et Saint-Eustache est sur cette ligne.»
En 1994, Christian Boltanski y réalise une installation constituée de vêtements entassés sur le sol, La Semaine Sainte. En 2007, le Néerlandais Kees Visser pose au pied du grand orgue une structure composée de 320 piliers en aluminium de section carrée, hauts de 6 mètres et partiellement peints. Saint-Eustache participe également à la Nuit Blanche, au Festival d’Automne, et entretient de très bonnes relations avec sa voisine, la Pinault Collection, à la Bourse de Commerce. En juin 2024, celle-ci a ainsi mis en lumière l’artiste Pol Taburet avec la présentation dans la chapelle Sainte-Agnès d’une de ses peintures les plus récentes, My Eden’s Pool (2022), qui reprend l’iconographie du Christ portant la croix. L’église reçoit aussi temporairement des œuvres provenant de galeries, comme les dessins préparatoires d’un Chemin de croix réalisé en 2021-2022 par Vincent Gicquel pour l’église de Trévérien (Ille-et-Vilaine) et prêtés par la galerie RX. Afin de répondre aux sollicitations et mettre en place de nouvelles collaborations, le curé s’entoure d’un comité visuel, « un ensemble de paroissiens et de spécialistes, un critique d’art, un membre du Frac, une galeriste, qui m’assistent dans les propositions d’événements d’art contemporain ». Certaines pièces trouvent leur place et ne la quittent plus. Pour le père Trocheris, introduire une œuvre d’art consiste aussi à accueillir un artiste. Un dialogue doit se nouer. « Je pense toujours au vécu de l’artiste, confie-t-il. Nicolas Poussin, qui avait déjà peint une Crucifixion, reçoit une deuxième commande sur ce thème. Il répond : “Non, je ne veux pas peindre une seconde Crucifixion. Cela a été l’objet de tant de souffrances et d’épreuves que je ne veux pas en refaire.” Un peintre n’est pas simplement un technicien, il vit quelque chose lorsqu’il réalise une œuvre. »
Vicaire de Saint-Eustache entre 2004 et 2008, de retour en tant que curé en 2018 après un passage en Allemagne, l’homme de 61 ans est passionné d’art. C’est aussi un philosophe érudit, un fin lecteur de Georges Didi-Huberman, prompt à la citation. « L’image de religion dans le christianisme est une image rebelle, explique-t-il d’une voix douce et posée. Pourquoi ? Parce qu’elle brave un interdit biblique : “Tu ne te feras point d’image taillée ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux.” Depuis le deuxième concile de Nicée, en 787, l’image est autorisée et vénérée. Le concile de Trente, en 1563, a réitéré la possibilité du culte des images. L’image de religion doit plaire, doit saisir et doit émouvoir. Ce sont aussi les critères que je me fixe ici. L’image me fascine. J’aime, quand je rentre dans une pièce, qu’un tableau m’interpelle. L’image est une présence qui s’impose. Ce n’est plus moi qui regarde l’image, mais c’est l’image qui se regarde en moi. Là, vous êtes dans l’idée de la compréhension de l’image du point de vue du christianisme. »
À l’heure du débat sur la commande de vitraux contemporains pour Notre-Dame, le père Trocheris rappelle que « l’introduction d’œuvres d’art contemporaines dans des églises historiques est un enjeu. L’Église a investi dans l’art. Quelque chose l’a motivée à confier son propre message à des artistes. Il faut continuer. » Il jette un regard vers les verrières de Saint-Eustache. Elles sont pour la plupart dépourvues de vitraux. À bon entendeur.
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saint-eustache.org