Lorsque le président de la République Emmanuel Macron a déclaré à la télévision le 16 avril 2019 qu’il souhaitait que la cathédrale Notre-Dame soit reconstruite dans les cinq ans, il a jeté un pavé dans la mare. Les experts de tous bords estimaient que dix, quinze, voire vingt ans, semblaient plus raisonnables. Même le journaliste Stéphane Bern, surnommé le « Monsieur Patrimoine » d’Emmanuel Macron, avait rappelé qu’il avait fallu quarante ans pour reconstruire la cathédrale de Reims après la Première Guerre mondiale. Philippe Villeneuve, l’architecte en chef des monuments historiques affecté à la cathédrale depuis 2013, était quant à lui optimiste. Alors que ses quarante-trois collègues architectes en chef se répartissent les quelque 1 300 monuments de l’État, Notre-Dame est le seul bâtiment auquel il est attaché.
La nuit de l’incendie, il était à La Rochelle. Arrivé à Paris par le train de 22 h 34, il s’est dirigé tout droit vers la cathédrale. Le lendemain, peu avant 10 heures, l’incendie était définitivement éteint. Philippe Villeneuve était de retour sur le site à 6 heures du matin, pour faire les premiers constats avec les pompiers. Malgré l’ampleur des dégâts – la charpente, la flèche et la toiture en plomb ont disparu, ce qui a affecté le site qui doit être entièrement dépollué, et trois béances ont été identifiées dans la voûte –, il estime qu’un délai de cinq ans est tenable. « J’étais confiant. Les cinq ans ne me dérangeaient pas. Au contraire, j’espérais que toutes les personnes impliquées seraient mobilisées, positives et engagées », affirme Philippe Villeneuve.
Alors qu’approchait la date de la réouverture officielle de Notre- Dame, le 8 décembre 2024, plusieurs avancées significatives du chantier de reconstruction ont montré que son optimisme était fondé. À la mi-janvier 2024, les charpentiers ont terminé leur intervention. En mai, les maçons ont posé la dernière pierre de la voûte de la croisée d’ogives nouvellement reconstruite. Un grutier a remis en place la croix du XIXe siècle sur la flèche de la croisée du transept, conçue par Eugène Viollet-le-Duc – le seul élément du toit qui ait survécu à l’incendie. En septembre, les cloches ont réintégré le beffroi nord. La nouvelle plateforme liturgique, 200 m2 de marbre en damier, a suivi en octobre, ainsi que le mobilier d’apparat en bronze du designer Guillaume Bardet. Les ouvriers ont entrepris de démonter les contreforts en bois protégeant les arcs-boutants. La toiture en plomb est en voie d’achèvement. « Tout se passe comme prévu », assure l’archevêque de Paris, Laurent Ulrich, aux auditeurs de Radio Notre-Dame. Philippe Villeneuve partage cet avis. Il ne reste plus que ce qu’il appelle « les petites choses » : ainsi, réinstaller à sa place, dans le transept, la Vierge de Paris du XIVe siècle, retrouvée remarquablement indemne dans les décombres ; faire en sorte que les clercs se mettent d’accord sur l’éclairage, que les facteurs d’orgues achèvent d’accorder l’instrument, et les électriciens finalisent leurs câblages.
Une partie des échafaudages a été démontée. La troisième phase du vaste programme de restauration, qui avait débuté bien avant l’incendie, devrait se dérouler de 2025 à 2028. Elle se concentrera sur le chevet*1 de l’édifice et sur la sacristie.
DES ENJEUX POLITIQUES
Dans la plus pure tradition française, la supervision de ce chantier a impliqué plusieurs administrations. Un établissement public, Rebâtir Notre- Dame de Paris, a été créé pour servir de cadre opérationnel. Comme il est d’usage dans les situations de crise, Emmanuel Macron a placé à sa tête un militaire, le général Jean-Louis Georgelin. Philippe Jost, le fonctionnaire qui lui a succédé après sa mort accidentelle à l’été 2023, est, lui, ingénieur des ponts, des eaux et des forêts. Philippe Villeneuve, quant à lui, a recruté deux autres architectes en chef des monuments historiques, Rémi Fromont et Pascal Prunet, lesquels dépendent du ministère de la Culture.
L’architecte en chef des monuments historiques attribue le respect scrupuleux de la date limite de fin de chantier à deux facteurs : en premier lieu, l’équipe a rempli sa mission officielle, à savoir restaurer et restituer, et non pas commander une création contemporaine. Si le projet présidentiel initial d’une nouvelle flèche conçue par un architecte actuel avait été réalisé, le concours aurait considérablement allongé la durée du chantier. Le débat sur la flèche, ainsi que les déclarations officielles autour de l’idée controversée de reconstruire la charpente telle qu’elle était, selon des méthodes ancestrales, leur a fait déjà perdre de temps ; en second lieu, l’équipe disposait dès le départ d’un budget spécial, distinct de l’enveloppe annuelle accordée par le ministère de la Culture. Mis à part de légers dépassements dus, notamment, à la reconstruction de la flèche, le chantier a respecté le budget qui lui était alloué. Les fonds ne pouvant être réaffectés, toute somme restante sera destinée à la troisième phase, indique Philippe Villeneuve. « Comme dans toute cathédrale, une fois que l’on a bouclé la boucle, il faut recommencer. On voit qu’un monument est bien entretenu lorsqu’il arbore en permanence des échafaudages », poursuit l’architecte. Précipité par l’incendie, le calendrier de la campagne de restauration de l’édifice a été accéléré, passant des neuf ans initialement prévus à quatre. Après la troisième phase, ce seront au tour du transept sud et des deux nefs, nord et sud, d’être restaurés.
Le mode de financement de ce programme en cours n’est pas encore précisé. La Société des amis de Notre-Dame de Paris, fondée en 1939, avait mis en place en 2017 une collecte de fonds internationaux, en partant du principe qu’aucun chantier de restauration majeur n’avait été entrepris sur l’édifice depuis le milieu des années 1800. L’incendie a bien sûr suscité un élan de philanthropie privée sans précédent et a considérablement élargi les activités de l’association. Cependant, les contributions privées pour les travaux de Notre-Dame vont sans doute ralentir après la réouverture, et le budget 2025 du ministère de la Culture n’est pas encore voté.
Pour les catholiques français, Notre-Dame est l’église mère, mais elle a aussi une dimension politique. Dès le XIIIe siècle, les rois ont célébré leurs victoires dans son enceinte. Lorsque l’Église catholique était influente, Notre-Dame était le symbole de l’indépendance de la France vis-à-vis de Rome. Ce qui peut expliquer pourquoi le pape François sera absent des célébrations de sa réouverture. Bien sûr, il est étrange de parler de « l’Église française » au XXIe siècle. La Révolution puis la IIIe République ont imposé en France la séparation de l’Église et de l’État. Elle a été confirmée en 1905 par un texte législatif fondateur qui a défini les principes toujours actuels de la laïcité – des institutions publiques libérées de l’influence de l’Église. Mais, comme le souligne l’auteure et conseillère d’État honoraire Maryvonne de Saint-Pulgent dans un récent essai*2, depuis la Première et la Seconde Guerre mondiale, Notre-Dame a été réintégrée dans le rituel républicain. Elle est devenue le sanctuaire des héros et des victimes. Lorsque Charles de Gaulle est entré dans Paris en 1944, il s’est dirigé aussitôt vers la cathédrale pour célébrer la Libération. Lorsque les attentats terroristes de 2015 à Paris ont coûté la vie à 130 personnes, un office en leur honneur y a été organisé, auquel ont assisté 1 500 personnes.
La réponse d’Emmanuel Macron à l’incendie montre à quel point la cathédrale reste un outil politique. En avril 2019, le président était en pleine épreuve de force face au mouvement des Gilets jaunes. Il était sur le point de prononcer un discours lorsque l’incendie a éclaté. Mais il a eu l’intuition que la reconstruction pouvait être le grand chantier, le grand projet, dont il avait besoin pour unir le pays, fait observer Maryvonne de Saint-Pulgent : « Le fait est qu’il n’a jamais prononcé ce discours sur la réconciliation. Parce qu’il n’en ressentait plus le besoin. » Le socio anthropologue Fabrice Raffin abonde dans le même sens : « La France a toujours utilisé la culture comme moyen de créer l’unité nationale. »
Il s’agissait en outre pour le président de laisser son empreinte sur la ville, à l’instar de François Mitterrand, lequel a fait construire la Pyramide du Louvre. Le soutien enthousiaste d’Emmanuel Macron à un projet contemporain en remplacement de la flèche d’Eugène Viollet-le-Duc peut, selon Maryvonne de Saint-Pulgent, témoigner de cette volonté. Une tentative qui s’est révélée malencontreuse, en fin de compte. Proposer un changement d’une telle ampleur, c’était aller à l’encontre de la volonté générale. Personne ne voulait que l’édifice, celui que de plus en plus de gens considéraient comme « leur cathédrale », soit modifié. L’implication populaire dans le projet de reconstruction de la charpente, le légendaire toit de Notre-Dame, en est la preuve la plus tangible.
UN NOUVEAU PARADIGME PATRIMONIAL
« Si cet incendie s’était produit il y a quarante-cinq ans, nous aurions une flèche en métal, une charpente en béton, tous ces nouveaux matériaux que les gens trouvaient “géniaux” à l’époque », avance Philippe Villeneuve. Au lieu de cela, l’architecte dit avoir inventé, avec Pascal Prunet et Rémi Fromont, un nouveau concept de restauration qu’il nomme « restitution authentique ». De son propre aveu, Pascal Prunet a d’abord été engagé comme simple « nettoyeur ». Il a travaillé avec des experts pour déterminer l’impact de l’incendie sur les matériaux et trouver comment les nettoyer. Il refusait que les ouvriers chargés des réparations soient obligés de porter des combinaisons de protection intégrales.
Des études de spectroscopie Raman sur les débris carbonisés ont montré que le bâtiment avait résisté à des températures s’élevant jusqu’à 1 100 °C. La flèche a brûlé pendant dix heures. Les voûtes ont perdu environ 3 centimètres d’épaisseur à l’extérieur et étaient recouvertes d’une sorte de « crêpe » de plomb (« aussi épaisse qu’une galette bretonne »), laquelle a dû être enlevée. Le plomb fondu explosant au contact de l’eau, de nombreux débris de plomb ont également été retrouvés à l’extérieur. À l’intérieur, de la poudre d’oxyde de plomb – qui n’avait pas fondu – s’est dispersée, propulsée par la convection thermique. De plus, l’eau utilisée pour éteindre le feu a transformé en gypse les enduits de plâtre des voûtes de pierre, laissant partout des traces blanches. Ailleurs, les murs étaient couverts de suie et de charbons ardents. Au grand dam des entreprises françaises, l’équipe de Pascal Prunet a choisi d’utiliser des pâtes à détacher à base de latex fabriquées par la société allemande Remmers pour enlever la plupart des salissures. Ce processus a engendré quelques surprises. Non seulement les murs intérieurs sont plus pâles et plus clairs qu’auparavant, mais, dans la chapelle du chœur, les produits chimiques utilisés pour cette procédure de nettoyage ont rendu temporairement visibles les anciennes peintures murales polychromes d’Eugène Viollet-le-Duc.
Une fois les protocoles de nettoyage mis en place, Pascal Prunet s’est intéressé aux voûtes. Les voûtes d’ogives médiévales de Notre-Dame sont soutenues par des murs de plus en plus fins et des arcs brisés ; au-dessus s’élève la charpente. L’incendie a mis en évidence le génie avec lequel ces deux systèmes ont été conçus, indépendamment l’un de l’autre. La chaleur du feu a provoqué la dilatation de la pierre et l’élévation des voûtes de 20 centimètres, avant qu’elles ne retombent, mais en ayant bougé un peu, alors que les arcs qui maintiennent les voûtes en place n’ont, eux, pas bougé. Plus surprenant encore, la charpente qui les surplombait ne les a pas emportées dans sa chute. Au contraire, les structures en bois sont tombées comme des dominos tout au long de la ligne, dans l’axe de la nef et du chœur. « J’ignore si les architectes de l’époque étaient conscients de l’avoir conçue ainsi ou si c’est une coïncidence », s’interroge Pascal Prunet. Ce qui a sauté aux yeux de l’équipe de Philippe Villeneuve, c’est l’extraordinaire solidité de cette structure médiévale qui a perduré, totalement intacte, jusqu’à ce qu’Eugène Viollet-le-Duc décide d’en remplacer une partie pour construire sa flèche au XIXe siècle, puis que le reste brûle en 2019. C’est ce constat qui a poussé Philippe Villeneuve à opter pour la reconstruction à l’identique de la structure médiévale : « Aujourd’hui encore, aucun spécialiste ne peut expliquer pourquoi Notre-Dame est restée debout. Je suis architecte et je n’ai pas posé la question. J’ai simplement dit : “Elle tient bon, faisons ce qu’ils ont fait à l’époque”. Nous l’avons fait, et elle est toujours debout. »
Se référant au document de Nara sur l’authenticité (1994), l’architecte met en avant la tradition japonaise consistant à mettre l’accent sur la culture immatérielle. Contrairement à l’approche occidentale de la protection du patrimoine, qui traite les bâtiments anciens comme des reliques, les Japonais privilégient les idées et le savoir-faire. Ainsi, le sanctuaire shintoïste Ise Jingu est reconstruit entièrement à chaque génération depuis 1 300 ans. C’est un système qui fait perdurer le savoir et les compétences. Selon ce principe, l’équipe de Philippe Villeneuve a refait la charpente de Notre-Dame avec le même bois vert, les mêmes techniques de récolte et les mêmes outils de menuiserie qu’à l’époque médiévale. Trois éléments ont permis d’y parvenir. Tout d’abord, le savoir-faire. Au cours des dernières décennies, on a assisté à un regain d’intérêt pour le travail du bois ancien. Deuxièmement, un plan. Rémi Fromont et son collègue Cédric Trentesaux avaient providentiellement entrepris en 2014 la première et unique étude technique approfondie de la structure originelle, vieille de 800 ans. Et troisièmement, l’idée a plu à tout le monde. Dans les villages, les villes et les régions de France et d’ailleurs, des communautés ont souhaité faire don d’un chêne. Maryvonne de Saint-Pulgent décrit ce réseau de dons arboricoles comme une sorte de « réappropriation nationale », une cathédrale du peuple en devenir.
Bien sûr, chacun, en France, ne s’identifie pas à ce monument et ne s’y identifie pas de la même manière. En 2019, lorsque Fabrice Raffin a pris connaissance de l’incendie, il a d’abord pensé aux jeunes avec lesquels il travaille depuis longtemps, loin de la capitale. Les experts s’exprimaient avec lyrisme sur la perte d’une telle beauté architecturale. Mais pour ces jeunes, le patrimoine bâti n’est ni bon ni mauvais, il est simplement vieux. Il ne leur parle pas et ne les concerne pas. La classe sociale, note le socio anthropologue, est ici importante : « Les personnes qui monopolisent alors le débat public sont les intellectuels, les historiens et l’État. » Mais il souligne tout de même le choc subi, les réactions et les émotions déclenchées par l’incendie. Plus l’environnement bâti est ancien, plus sa fragilité est inconcevable, sans parler de sa disparition. C’est un élément incontestable de notre paysage, de notre vie. « Pour la grande majorité des Français, qu’ils s’intéressent ou non à ce qui se passe sur le plan national, ils sont toujours heureux que la presse internationale parle positivement de Paris par le biais de Notre-Dame », analyse-t-il.
Les architectes décrivent ses irrésistibles voûtes d’arêtes et ses parements de pierre comme un berger, ses moutons. Philippe Villeneuve, passionné d’orgue, aime Notre-Dame depuis l’âge de 6 ans. Il possède encore la maquette de la cathédrale en balsa et Plexiglas peint qu’il a réalisée en 1979, à l’âge de 16 ans (il a « caramélisé » le transept nord en brûlant de l’encens de Papier d’Arménie pour recréer la messe du dimanche). L’architecte a maintes fois répété qu’il s’était « senti mourir » le jour de l’incendie. Ces émotions trouvent un écho chez Pascal Prunet, toujours hanté par ce que sa famille a vécu dans les années 1970. Son père était architecte en chef des monuments historiques chargé de l’entretien de la cathédrale de Nantes, lorsque celle-ci a brûlé en 1972. « Cela a ébranlé mon père, et traumatisé ma famille », raconte l’architecte. Il pense que ce que tant de gens ont ressenti en voyant la cathédrale de Paris en flammes restera gravé et que « tout le monde est aujourd’hui heureux de retrouver Notre-Dame ».
*1 Terme désignant l’abside, le chœur et les chapelles rayonnantes de l’édifice.
*2 Maryvonne de Saint-Pulgent, La Gloire de Notre-Dame. La foi et le pouvoir, Paris, Gallimard, 2023.