À l’heure où se clôt la Biennale de Venise 2024*1, incluant dans son propos deux « noyaux historiques » dédiés aux modernités des Suds, il convient de s’interroger sur les nouvelles lectures de l’art du XXe siècle. Celles-ci ne relèvent plus des marges, mais sont bien ancrées et validées par les plus grandes institutions sans qu’un débat de fond, qui ne pourrait se passer de la recherche en histoire de l’art, n’ait véritablement lieu.
Les décisions que prennent les musées, par le biais de la programmation d’expositions, de l’acquisition d’œuvres ou du parcours des collections, que ce soit par pragmatisme ou conviction, ont toujours le pouvoir d’influencer de façon déterminante l’interprétation de l’art. De même pour les grandes expositions. Sur fond de crise, concernant des sujets allant du mécénat à la restitution, il convient ainsi de se demander non seulement ce que les musées n’ont pas les moyens ou le désir de faire, mais également d’interroger les nouvelles histoires du XXe siècle qu’ils nous livrent. Même si cette idée ne remporte pas toujours l’unanimité au sein des équipes, rares sont aujourd’hui les institutions qui n’affichent pas leur ambition de relecture globale dans l’énoncé de leur mission. En pratique, des projets tout aussi multiples que variés entérinent la centralité des musées sur cette question. Ceux-ci consistent d’une part à accompagner une scène contemporaine mondialisée et, d’autre part, à adopter une nouvelle historiographie. Cette dernière vise à reconnaître un ensemble de lieux de création dans le monde, et, de ce fait, à décentrer le regard et inscrire les collections dans un contexte global en révisant la perspective européocentrée dont nous héritons.
UNE NOUVELLE HISTOIRE DU XXe SIÈCLE
Force est de constater que cette réécriture du passé, où Paris et New York ne sont plus considérées comme les seules citadelles de l’art moderne, convoque des idées novatrices qui reprennent « une vision de l’art moderne renouvelée et élargie » en mettant l’accent sur des courants longtemps négligés (« Modernités plurielles, 1905-1970 », Centre Pompidou, Paris, 2013-2015) ou, dans une vision affinée, insiste sur « les contextes spécifiques locaux » et les « forces historiques qui influencent l’art » (« Postwar : Art between the Pacific and the Atlantic, 1945-1965 », Haus der Kunst Munich, 2016-2017). Participant de cette mission, les modalités d’accrochage diffèrent et vont de l’assemblage thématique affranchi de toute chronologie, tel celui de la Tate Modern, à Londres, initialement critiqué par le commissaire Okwui Enwezor après l’ouverture du musée en 2000, à l’extension géographique de mouvements déjà bien connus, comme le surréalisme ou le pop art.
On peut aussi mentionner la capacité à provoquer le débat par simple juxtaposition d’œuvres, telle celle des Demoiselles d’Avignon (1907) de Pablo Picasso et de The American People Series #20 : Die (1967) de Faith Ringgold dans l’accrochage du Museum of Modern Art, à New York, en 2019*2 – cette possibilité étant poussée à l’extrême dans les salles de la Biennale de Venise dédiées à l’abstraction et aux portraits. Autant de gisements d’idées et de propositions visuelles, aucune formule ne s’imposant face aux nombreuses questions soulevées par cette réorientation des musées : comment différents lieux de création, aux contextes politiques et économiques divergents, sont-ils connectés entre eux ? Qu’en est-il des périodisations qui reprennent le regard structurant européocentré et écartent les décolonisations ? Que faire des artistes déjà canonisés ? Quelles motivations actuelles influencent ces relectures ? Et, enfin, comment raccorder cette nouvelle histoire du XXe siècle à la création contemporaine, en sachant que les artistes modernes des Suds ne sont pas systématiquement, par le fait de leur marginalité historique, les précurseurs des préoccupations des artistes contemporains de ces mêmes Suds ?
Ces problématiques cachent cependant une réalité plus simple : la création de nouveaux corpus artistiques, voire de canons, du XXe siècle. Émerge un ensemble d’artistes, de collectifs, de villes et de réseaux, désormais incontournables. Celui-ci croise la programmation actuelle des fondations et initiatives d’envergure des Suds et bénéficie également d’un besoin de renouvellement du marché, sans qu’on sache toujours facilement identifier les acteurs, privés ou publics, qui sont à l’origine ou qui imposent ces choix. Cet ensemble est en train de succéder aux groupes et mouvements schématisés, pour la fin du XIXe et le début du XXe siècle, dans l’efficace diagramme d’Alfred Barr de 1936*3. Par la suite canonisée, cette lecture menant à l’abstraction, et in fine à la dématérialisation de l’art, est désormais écartée dans les mêmes lieux où elle fut institutionnalisée.
RELECTURES GLOBALES
Il convient aujourd’hui de présenter une histoire multicentrée et de considérer non seulement Paris, Londres et New York, mais aussi Casablanca, Delhi et Rio de Janeiro, et de mettre en lumière des artistes tels Mohamed Melehi, Nasreen Mohamedi ou Lygia Clark. Qu’ils soient déjà reconnus par le marché dans leurs pays d’origine ou révélés sur le tard, ces artistes nous poussent à repenser les présupposés stylistiques et les périodisations d’un cheminement longtemps familier. La reprise de thèmes et d’artistes, d’exposition en exposition et d’accrochage en accrochage, démontre qu’une nouvelle approche est en train de s’imposer.
Outre une liste de noms, se pose la question des connexions entre artistes, groupes et réseaux, des passeurs qui les ont accompagnés et de l’arrière-plan historique qui a façonné les modernités, encore trop souvent sous-entendus dans les expositions. Ce contexte plus large ne peut se défaire des histoires de migration et de mobilité, de domination et d’empire. Aux musées d’énoncer plus clairement les narrations qui émanent de leurs parcours. Quand nombre d’entre eux affirment ne plus vouloir ou pouvoir faire autorité, leur responsabilité est en réalité d’autant plus renforcée qu’ils sont les seuls à présenter de manière structurée une vision globale de l’art du XXe siècle.
Ces diverses présentations s’appuient sur des recherches ambitieuses et fouillées en histoire de l’art, notamment sur des artistes qui défient dans leurs langages les catégories réductrices, se saisissent de non-dits ou brouillent les repères. Mais l’histoire de l’art en tant que discipline, malgré son rôle incontournable, s’est, à tort ou à raison, délestée des grands récits. Pour dire les choses simplement, en dehors de certains catalogues d’exposition, aucune publication d’envergure ne reprend de façon unifiée l’histoire dite globale du XXe siècle. Cela interroge le rapport entre musée et recherche en art moderne et contemporain. Il semble d’autant plus pertinent à mesure qu’un passé proche est historicisé et au vu du bouleversement que représentent ces relectures globales. Même s’il n’est pas question de revenir à l’époque où musées et critiques d’art cimentaient leurs choix dans une interprétation aussi lisible que sélective, les nouveaux corpus de la mondialisation, à travers les mémoires que les œuvres portent en elles, n’offrent pas moins de prises de position à la fois esthétiques et politiques. Les assumer plus clairement – et valoriser au sein des musées la recherche sur laquelle ils s’appuient – permettra aux institutions et à l’histoire de l’art de faire parcours ensemble pour que s’impose résolument une autre narration de l’art.
*1 60e Exposition internationale d’art – La Biennale di Venezia, 20 avril-24 novembre 2024, Venise, Italie, qui a attiré près de 728 000 visiteurs.
*2 À l’occasion de l’ouverture de nouvelles galeries.
*3 Publié en couverture du catalogue de l’exposition « Cubism and Abstract Art », 2 mars-19 avril 1936, Museum of Modern Art, New York.
-
Devika Singh est Senior Lecturer in Curating au Courtauld Institute of Art, à Londres. Elle fut précédemment Curator of International Art à la Tate Modern et dirige actuellement un projet de recherche sur les musées et les nouvelles narrations de la modernité.