Francis Picabia est un peintre que l’on ne cesse de redécouvrir, lui qui ne fut longtemps adulé que pour sa période dada. Son incroyable liberté tout au long de sa vie est aujourd’hui notamment saluée par les artistes eux-mêmes, dans un monde de l’art qui a réévalué la place de la peinture, même la plus maladroite.
Galeries et musées se penchent plus largement sur les différentes phases de la création de cet ami de Marcel Duchamp, les chercheurs analysent ses multiples sources d’inspirations qui puisent parfois dans une iconographie populaire, si ce n’est « vernaculaire », pour reprendre le terme d’Arnauld Pierre. Le musée de Grenoble s’est ainsi penché en 1998-1999, dans l’exposition « Francis Picabia : les nus et la méthode », sur les modèles dont s’était servi le peintre dans les années 1940, en retrouvant dans des publications licencieuses comme Paris Magazine, Mon Paris ou Paris Sex Appeal les photographies dont s’est inspiré le peintre. L’une de ces mêmes femmes nues apparaît en arrière-plan dans le tableau Le juif errant (1941) qui a fait l’objet d’une exposition dossier à la Galerie Natalie Seroussi à Paris en 2022-2023.
Après la Seconde Guerre mondiale, Picabia se réinstalle à Paris dans son appartement-atelier de l’actuelle rue Danielle-Casanova, dans le 2e arrondissement, aujourd’hui siège du Comité Picabia. C’est à cette adresse qu’il organise presque chaque semaine des réunions le dimanche auxquelles participent des artistes tels que Raoul Ubac, Christine Boumeester, Camille Bryen, Henri Goetz, mais aussi Pierre Soulages, Hans Hartung, Jean-Michel Atlan et Georges Mathieu. Francis Picabia expose à l’époque à la Galerie Drouin et bénéficie du soutien du critique d’art Michel Tapié. C’est cette période d’après-guerre qu’expose en ce début d’année la Galerie Hauser & Wirth à Paris sous le commissariat de Beverley Calté et Arnauld Pierre. Dans cette quarantaine d’œuvres qui s’échelonnent jusqu’en 1952, soit un an avant sa disparition, le peintre a largement refermé la page de ses compositions ouvertement figuratives pour retrouver l’abstraction, non sans quelques exceptions comme le tableau Villejuif [I] (1951), inspiré de l’art roman catalan qu’il découvre au musée municipal de Barcelone. Les motifs peints par l’artiste, même dans des tableaux d’apparence abstraite, sont parfois librement inspirés d’images qu’il a vues, comme celles tirées du Répertoire de l’art quaternaire de l’archéologue Salomon Reinach consacré à l’art préhistorique. Dans son texte publié dans le riche catalogue qui accompagne l’exposition, Arnauld Pierre identifie plusieurs tableaux présentés dans l’accrochage directement inspirés de figures de ce livre, comme ces amulettes en os. Il cite aussi Georges Mathieu qui écrit en 1963 à propos de ces peintures abstraites de Picabia : « elles étaient pour le moins aussi étranges qu’inquiétantes : sur des surfaces généralement sombres, brunes ou bleues ou même noires, s’inscrivaient des formes imaginaires, des sortes d’éléments décoratifs, successions de petits traits blancs, d’ondulations festonnées, de petits points, le tout organisé sans préoccupation de cohérence esthétique. […] Elles ne semblaient pas "occidentales" ».
La dernière salle de l’exposition de la rue François 1er réunit un remarquable corpus de peintures « à pois » de la fin des années 1940 et du début des années 1950, un ensemble éclectique qui montre que l’artiste n’a rien perdu de sa liberté et de son inventivité. Datant de ses dernières années, l’une de ces toiles, pratiquement ton sur ton, présentant huit pois légèrement en relief, porte un titre en tout point évocateur : Et qu’est-ce qui me plaît ? Ce que j’aime peindre !
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« Francis Picabia. Éternel recommencement », du 18 janvier au 12 mars 2025, Hauser & Wirth Paris, 26 bis rue François 1er, 75008 Paris