En 2024, vous fêtiez les 20 ans de la collection Pictet dont vous êtes la cheville ouvrière et que vous gérez depuis sa création. Comment est-elle née ?
D’une constatation. Fondée en 1805, la banque Pictet avait acheté des œuvres au cours de son histoire, mais sans avoir développé de stratégie de collection. En 2004, au moment où le groupe construisait son nouveau siège, nous nous sommes dit qu’il serait intéressant d’entamer une telle réflexion. Nous passions un millénaire, notre établissement avait également beaucoup évolué, ses 1 900 collaborateurs – ils sont aujourd’hui 5 500 – se déployaient alors dans quatorze bureaux. C’était le bon moment de se lancer, sachant que cette collection est exposée dans la majeure partie de nos succursales qui sont actuellement au nombre de trente. Et que l’on trouve désormais de l’art suisse aussi bien à Singapour, au Luxembourg, qu’à Paris ou à Tel-Aviv.
Justement, toutes les banques collectionnent. En Suisse, la plupart achètent de l’art suisse, et certaines, comme Julius Baer, depuis plus de cinquante ans. Qu’est-ce qui vous différencie ?
Nos prédécesseurs n’ayant pas constitué de patrimoine artistique ni investi dans la créativité, nous voulions rattraper le temps perdu. Nous faisons l’acquisition aussi bien d’œuvres d’artistes contemporains que du XIXe siècle, dans le but d’opérer ce lien entre notre époque et la création de la banque. Nous venons par exemple d’acheter deux splendides Füssli. Pour dire également que si notre credo est de nous concentrer sur les artistes suisses, nous l’entendons au sens large. Cela inclut ceux ayant fait l’essentiel de leur carrière à l’étranger, comme Ugo Rondinone, Félix Vallotton, Jacques-Laurent Agasse ou Johann Heinrich Füssli justement – lequel passa le plus clair de son temps en Angleterre au point de devenir citoyen britannique. Mais aussi des artistes étrangers vivant en Suisse et ayant marqué l’histoire de l’art de notre pays. Je pense à Shirana Shahbazi, à Latifa Echakhch ou encore à Jean Arp. Ce dernier était marié à Sophie Taeuber, mais les autorités helvétiques refusèrent de lui accorder la nationalité suisse sous prétexte que tous deux étaient alors considérés comme des agitateurs communistes.
Ce soutien à la scène artistique et à son écosystème – il faut également compter avec les galeries, les marchands et les écoles – est par ailleurs l’expression de notre conviction de la très grande qualité de l’art suisse. Notre pays est un fantastique vivier d’artistes, avec d’excellentes écoles d’art, de formidables musées, centres d’art et collectionneurs. Et qui offre, à travers Art Basel et les Swiss Art Awards, entre autres, une impressionnante visibilité. Beaucoup de nos voisins nous envient d’ailleurs cette attention que porte notre pays à ses artistes, et au marché porteur et très stable qui en découle.
Combien de pièces compte votre collection ?
Nous avons acheté 1 100 pièces en vingt ans. Ce qui fait une moyenne d’une œuvre par semaine. Nous sommes donc très actifs, mais nous ne communiquons pas notre budget. En revanche, toute la collection est consultable sur notre site Internet. Celle-ci n’étant pas ouverte au public, il était important pour nous, mais aussi pour les artistes, d’offrir un maximum de visibilité à ces œuvres. Les musées peuvent ainsi nous emprunter des pièces, ce que nous pratiquons beaucoup. Cela valorise également les artistes qui pourraient avoir l’impression que leurs travaux disparaissent dans l’obscurité d’une collection d’entreprise. Ce gage de confiance et d’intérêt mutuels fait que nous avons accès aux œuvres majeures des meilleurs artistes. Ce qui est la base pour constituer une collection de grande qualité.
Auprès de qui achetez-vous ?
Auprès des galeries et des marchands. Nous nous rendons aussi dans l’atelier des artistes, mais sans jamais contourner leur galeriste. Et dans les ventes aux enchères, surtout dans le cas de nos prospections sur des œuvres plus anciennes. Un comité, réunissant quatre associés de la banque et moi-même, décide ensuite ce que nous voulons acquérir. Ma collaboratrice et moi nous chargeons alors de la négociation, du transport et de manière plus générale de tout ce qui concerne la collection : les accrochages, les conservations, les encadrements et les restaurations.
Achetez-vous aussi les travaux de très jeunes artistes ?
Notre collection compte 180 artistes dont nous suivons la carrière en faisant l’acquisition de plusieurs de leurs œuvres, avec des intervalles de temps. Nous possédons ainsi les différentes périodes de création de Sylvie Fleury, de John M Armleder ou encore de Markus Raetz. Il nous arrive parfois de prendre des risques sur de jeunes artistes, mais nous sommes rarement les premiers à le faire. Nous avons, par exemple, un peu attendu avant d’acheter des dessins de Marc Bauer. Nous devons en cela être attentifs au fait que notre collection est exposée dans nos bureaux, à la vue de nos employés et de nos clients dont la sensibilité pourrait être heurtée. Ce qui est délicat, car nous voulons en même temps que l’art que nous montrons reflète l’état du monde et parle de la crise climatique aussi bien que des questions liées aux genres.
Quel type d’œuvres vous interdisez-vous d’acheter ?
Nous ne sommes ni un centre d’art ni un musée. Nos collègues et nos clients ne choisissent pas où ils vont dans le bâtiment et quel art ils veulent voir. Vous ne trouverez aucune manifestation géopolitique tranchée, mais parfois des œuvres qui interrogent et interpellent l’époque dans laquelle nous vivons. De la même manière, tout ce qui a trait à la violence érotique ou physique est totalement prohibé. Nous devons aussi faire attention à l’endroit où les œuvres sont exposées. Certaines passent très bien à Genève, mais pas du tout à Singapour ou à Tel-Aviv.
Pourriez-vous malgré tout acheter des œuvres « dérangeantes » pour la collection, sans jamais les accrocher dans les espaces de travail ?
Notre ligne directrice est de montrer tout ce que nous acquérons. Donc non. Cela dit, il y a quelques exceptions, comme la sculpture de Meret Oppenheim de 1968 qui signe son retour à une inspiration surréaliste. L’artiste a pris un mannequin de vitrine qu’elle a habillé d’un porte-jarretelles suspendu au bout des seins [Abendkleid mit Büstenhalter-Collier (Robe de soirée avec soutien-gorge collier)]. C’est une œuvre forte que nous avons décidé d’acheter en sachant qu’il nous serait impossible de l’exposer dans la banque. Nous l’avons fait parce que cette œuvre a été créée par une artiste suisse majeure, laquelle, au moment de notre achat, n’était pas aussi reconnue qu’aujourd’hui. Il se trouve que c’est la pièce de notre collection qui nous est la plus demandée en prêt. Elle a été exposée au Metropolitan Museum of Art, à New York, au Louisiana, à Humlebæk [Danemark], au Mamco, à Genève, et à la Schirn Kunsthalle, à Francfort.
Que pensent vos collègues de travailler au milieu des œuvres ?
Les retours sont tous très bons. Quelques-uns se rendent spécifiquement dans certains endroits parce que les œuvres qui s’y trouvent les stimulent ou les apaisent. L’art a cette capacité de créer une forme d’énergie sur le lieu de travail. Notamment chez les plus jeunes qui cherchent autre chose dans le travail. Et l’art participe à cette quête de sens. J’adore lorsqu’une personne qui quitte la société me dit que ce qu’elle a préféré pendant son passage dans l’entreprise, c’est d’avoir beaucoup appris sur l’art.
Vous inaugurerez en 2026 votre nouveau campus aux Acacias, un quartier de Genève en plein essor, avec une tour qui sera le bâtiment le plus haut du canton. Qu’allez-vous y exposer ?
Beaucoup de choses ! Nous travaillons en ce moment à une œuvre d’art dans l’espace public. Elle sera mise en place sur la passerelle qui reliera l’ancien bâtiment au nouveau. Ce sera une pièce qui nous ressemble : efficace mais discrète. Nous ne sommes pas dans la logique d’installer une grande sculpture ostentatoire sur le parvis du campus. À terme, nous ferons en sorte d’intégrer le plus possible l’art dans ce quartier qui bouge énormément.