On connaissait l’inclination de Jean- Christophe Rufin pour les pérégrinations sous toutes les latitudes. L’auteur de Rouge Brésil (Gallimard, prix Goncourt 2001), ou du récent D’or et de jungle (Calmann-Lévy, 2024), qui se déroule dans le décor du sultanat de Brunei, est le genre d’écrivain qui se rend sur le motif. Une sorte de romancier de plein air à la façon des peintres de l’École de Barbizon et des impressionnistes. Ce que l’on savait moins, c’est que l’ancien ambassadeur de France au Sénégal maniait aussi le pinceau pour consigner ses impressions. « J’ai toujours rempli des carnets de voyage, confie l’académicien dans son appartement parisien à deux pas de l’Institut de France. Lors de mes différents déplacements, j’ai constamment sur moi un calepin pour dessiner. En 2019, j’ai présidé le Rendez-vous du carnet de voyage, à Clermont-Ferrand. J’y ai montré mes petits croquis. J’ai surtout été époustouflé de découvrir cet art à part entière. Je me suis dit qu’il fallait que je fasse un voyage consacré uniquement à la production d’un carnet. C’est comme cela que je suis parti au Brésil. »
Un continent de verts
Ancien attaché culturel à Recife, au Nordeste, le lusophone connaît bien le pays, mais n’a jamais pénétré dans l’Amazonie. Il décide d’illustrer sa traversée du continent vert au rythme de sa descente de l’Amazone, de São Gabriel à Belém, en passant par Manaus et Santarém. « C’est seulement sur place que je me suis rendu compte de la parenté entre l’aquarelle que je pratique et ce monde fait de couleurs diluées dans l’eau », souligne-t-il. Le résultat est un bel ouvrage où cohabitent harmonieusement textes et images, une invitation à embarquer à bord de l’un de ces bateaux-bus qui naviguent sur le plus puissant fleuve au monde. « Depuis l’embarcation, lorsque vous regardez la berge, le paysage se résume à trois bandes de couleur superposées : le bleu du ciel, le vert de la forêt, le marron du rio Negro, l’un des affluents de l’Amazone. Vous êtes face à un [Mark] Rothko ! Heureusement, il y a des escales pour diversifier les sujets. »
Au cœur des pages de Sur le fleuve Amazone, on croise ainsi des portraits d’autochtones et une végétation luxuriante. Jean-Christophe Rufin a choisi l’Amazonie, un comble pour lui qui n’aime pas la couleur verte. « La forêt amazonienne est un somptueux camaïeu de verts qui décourage le peintre... mais enthousiasme le dessinateur », légende-t-il une aquarelle. Pour restituer cette verdure complexe, il opte le plus souvent pour le dessin à l’encre de Chine. « La forêt est un combat pour la lumière où s’enchevêtrent les espèces végétales, où s’élèvent des arbres immenses à peine enracinés, s’émerveille-t-il. Avec la couleur, on passe à côté de cette lutte. Le trait permet, lui, de traduire cette dimension, de traiter ces plantes comme des personnages. »
Pour interpréter les reflets de la lumière sur les eaux, Jean-Christophe Rufin emploie alors l’aquarelle. « Cette technique est très compliquée, admet-il. Une dernière touche malencontreuse, un ajout trop important d’eau, et tout est gâché. Par sa dimension imprévisible, l’aquarelle tient de la magie et du mystère. J’essaie de limiter cette incertitude en l’utilisant un peu comme de la gouache. » Puis de reprendre : « J’aime le caractère immersif du dessin et de la peinture, à la différence de la photo qui est très rapide. On appuie sur le bouton et on s’en va. J’aime le fait de prendre son temps. Au Brésil, il y avait des gamins qui m’entouraient et venaient voir ce que je faisais. Cela crée une curiosité. Ce n’est jamais agressif. » « En Afrique, au Burundi, rapporte ce grand voyageur, j’ai fait des portraits. Les gens se prêtent au jeu. Ça les amuse. Ils posent. Si vous vous pointez avec un appareil photo, en général, cela crée des histoires. » Dans son livre, Jean-Christophe Rufin formule ainsi sa démarche : « Dessiner, peindre, suppose de quitter les impatiences du quotidien. Ce n’est pas un travail de création, mais plutôt un exercice d’abandon. Il faut s’imprégner d’un lieu, s’asseoir, le regarder. »
L’aquarelliste nomade n’a jamais suivi un seul cours de dessin. « Ma mère souhaitait être peintre, mais mes grands-parents n’ont jamais voulu qu’elle emprunte cette voie, se souvient-il. Pour eux, il n’était pas convenable pour une jeune fille de faire les beaux-arts. Elle a choisi des métiers, notamment dans la publicité, en relation avec les arts graphiques. C’est elle qui m’a transmis ce goût pour la peinture. »

Jean-Christophe Rufin, Un mont amazonien, dessin publié page 20 de Sur le fleuve Amazone. Carnet de voyage, Calmann-Lévy, 2024.
© Jean-Christophe Rufin. Courtesy de Calmann-Lévy
Confié, enfant, à ses grands-parents, Jean-Christophe Rufin grandit à Bourges, où il est d’abord impressionné par l’architecture gothique de la cathédrale. « Dans les villages environnants, je regardais avec intérêt les chapiteaux romans, cette façon de raconter tout un monde dans un espace très contraint. » Des années plus tard, il consacrera un roman à Jacques Cœur (1395-1456), la figure historique locale. Aujourd’hui, il possède une maison en face du palais de l’ancien grand argentier du roi Charles VII. « Une des raisons pour lesquelles j’ai acheté une maison à Bourges, c’était pour avoir de la place. J’y ai une sorte d’atelier où je pratique la peinture à l’huile. » Il réalise des portraits et s’inspire des contrées qu’il a visitées. « Mon ex-femme est éthiopienne, et mes deux filles sont métisses, précise-t-il. Je suis souvent allé en Éthiopie. Ce pays m’a toujours attiré, notamment visuellement. On y croise encore des femmes en habit traditionnel, des gens vêtus de blanc avec des ânes... Des scènes qui semblent sortir de la Bible. Les églises coptes sont très belles, la peinture est extrêmement vivante, en particulier sur les murs des bâtiments. »
Écrire et voir
À 10 ans, Jean-Christophe Rufin part vivre à Paris avec sa mère, Denise. Son recueil lui est dédié. « La vie était assez dure pour elle, elle manquait d’argent, se remémore-t-il. Avec le peu qu’elle avait, elle aimait s’acheter des livres d’art. Plus tard, quand sa situation professionnelle s’est améliorée, elle a acquis quelques œuvres. Je me rappelle qu’elle m’avait emmené chez un peintre assez célèbre à l’époque, un Austro-Hongrois qui vivait entre Paris et Venise : Zoran Mušič. » Il poursuit : « Il avait été déporté. J’ai possédé une de ses toiles. Elle représentait des cadavres. Mais c’était trop dur, je l’ai vendue. Notre voisin était le sculpteur Étienne Martin. Il avait une grande barbe, il ressemblait à [Auguste] Rodin. J’étais impressionné ! »
Un dessin de Zoran Mušič est encore accroché dans la salle à manger du domicile parisien de Jean-Christophe Rufin. On aperçoit aussi des estampes japonaises. Sur un buffet trônent des casques de samouraïs. « Comme nous avions besoin d’argent, j’ai choisi un métier qui me permette de gagner assez rapidement ma vie, confie-t-il. Les études de médecine sont longues, mais dès la troisième ou quatrième année, on peut faire des stages. Au fond de moi, j’avais envie d’embrasser une carrière artistique : écrivain ou peintre. » Ironie de l’histoire, il habite aujourd’hui... rue des Beaux- Arts, dans le 6e arrondissement de Paris.
Le romancier est un auteur visuel. Ses textes sont des livres d’images. « Je ne suis pas du tout musicien. En revanche, je vois les choses. Je vois les personnages, les décors... » Ses goûts en matière de peinture le guident vers « les caravagesques français, les peintres du XVIIe comme Georges de La Tour ou Simon Vouet, cette école autour de la lumière et de l’ombre ». Il apprécie aussi les nabis, Pierre Bonnard, Jackson Pollock, la mouvance américaine des années 1950-1960... « Je suis moins réceptif à l’art contemporain, l’art conceptuel, les performances, admet-il. Je suis un peu old fashion. Ce sont les tableaux qui me parlent. »
Souhaite-t-il déjà donner une suite à ce premier carnet de voyage ? « J’en ai très envie, mais j’attends de voir comment celui-ci est accueilli. Je pense travailler davantage les noirs et blancs. Je me sens plus dessinateur que peintre. J’ai une idée autour des montagnes sacrées de Corée du Sud. » Après l’eau de l’Amazone, Jean-Christophe Rufin est prêt à s’attaquer à la roche.

Jean-Christophe Rufin, Sur le fleuve Amazone. Carnet de voyage, Paris, Calmann-Lévy, 2024, 150 pages, 29,90 euros.