Chaque jour, depuis le démarrage des incendies à Los Angeles le 7 janvier 2025, nous recevons des nouvelles – souvent mauvaises – au sujet d’une connaissance ou d’un proche, victime des mégafeux qui ont décimé des pans entiers de la deuxième ville des États-Unis. Ces derniers ont jusque-là détruit plus de 16 000 hectares, 12 000 structures et tué 27 personnes au moins. « La maison est partie en fumée. Toutes mes peintures... J’ai seulement pu sauver mes chats et mes guitares », déplore Eric Ernest Johnson. Le peintre, qui travaillait à domicile, résidait à Pacific Palissades, ce quartier près de Malibu totalement anéanti par les flammes du feu nommé « Palisades Fire ». La liste des artistes ayant perdu leur habitation, leur atelier, ou les deux, ne cesse de s’allonger : Kathryn Andrews, Ruby Neri, Diana Thater et Kelly Akashi, pour les plus connus d’entre eux, mais aussi Alec Egan, T. Kelly Mason, Christina Quarles, Camilla Taylor, Elizabeth Tremante, Beatriz Cortez ou encore Salomon Huerta.
Des quartiers dévastés
Sur place, à l’autre bout de la ville, dans le quartier d’Altadena ravagé par le deuxième mégafeu, le « Eaton Fire », nous sommes confrontés à un paysage de désolation. Des anciennes propriétés cossues, il ne reste plus que les cheminées en pierre sur des rues entières de ruines parsemées, ici et là, d’arbres calcinés. La famille McCarthy a payé un lourd tribut à l’incendie : la maison du plasticien Paul McCarthy a été détruite, de même que celle de sa fille Mara, fondatrice de la galerie The Box, située à Downtown, le cœur historique de Los Angeles. « Nous rouvrirons pour la dernière semaine de l’exposition de Julien Bismuth », nous écrivait dès le lendemain du début des feux son directeur associé, Robert Zin Stark, dont le père a lui aussi perdu son habitation (« Julien Bismuth. Perchings », 23 novembre 2024-18 janvier 2025, The Box Gallery, Los Angeles).
Ancien étudiant de Paul McCarthy à l’UCLA (University of California, Los Angeles) en 1993, l’artiste français Julien Bismuth a conçu cette exposition comme la poursuite du dialogue qu’il entretient depuis trente ans avec la famille McCarthy. Il considère Paul, Karen, sa femme, et Mara tels des « historiens des diverses scènes et différents contextes dans lesquels ils ont travaillé ». Aussi prolifique que généreux, Paul McCarthy collabore depuis toujours avec d’autres artistes. Sa fille expose certains d’entre eux (Eugenia P. Butler, Simone Forti), de même que des figures montantes de la nouvelle génération comme Corazón del Sol. Étaient ainsi présentés dans l’espace de The Box des lettres, des croquis, des dessins, mais également des extraits du roman La Nausée de Jean-Paul Sartre, découpés en fragments par Paul depuis trente ans ; ou encore, conservé dans un bocal, un bout du gâteau que lui avait offert l’artiste Walt Churchill pour son anniversaire. En exposant ces archives de la famille McCarthy, Julien Bismuth les a miraculeusement sauvées des flammes où elles étaient vouées à disparaître.
Altadena était un quartier habité par de nombreux musiciens, écrivains, plasticiens et professionnels du monde de l’art. Une banlieue mixte où le prix au mètre carré restait raisonnable, l’inflation ayant entraîné une flambée de l’immobilier dans la majeure partie de Los Angeles. Paul Schimmel, ancien conservateur en chef du Los Angeles Museum of Contemporary Art – MOCA, a vu sa demeure réduite en cendres, de même que le directeur de l’antenne californienne de Marian Goodmann, Philipp Kaiser, ou encore la galeriste Susanne Vielmetter. Les feux ont aussi ravagé les archives du compositeur autrichien Arnold Schönberg et celles du grand critique d’art, décédé en octobre 2024, Gary Indiana (quelque 100 000 partitions et pièces du compositeur Arnold Schönberg (1874- 1951) ont été détruites. La bibliothèque personnelle et les archives du critique d’art Gary Indiana (1950-2024) ont disparu dans les flammes après avoir été transférées de New York à Altadena précisément le 7 janvier 2025, où elles étaient destinées à une résidence d’artistes).
Certaines propriétés détruites n’étaient plus assurées, les compagnies américaines refusant depuis quelques années de renouveler les contrats à Los Angeles face à la montée des risques climatiques (incendies, mais également inondations et glissements de terrain).
La galeriste parisienne Carole Decombe a évacué in extremis sa maison – et galerie – à Pacific Palissades, où elle vivait depuis dix ans. Elle y exposait des pièces de designers historiques autant que de jeunes créateurs et quelques artistes locaux. « Mon assurance ne prend en charge qu’une infime partie de ce que j’ai perdu, se désole-t-elle. Je ne sais pas comment faire, ne serait-ce que pour venir en aide à celles et ceux que je représentais. »
Panser ses plaies
« J’ai de la chance, comparé à d’autres, tâche de se consoler John Knuth. J’ai un emploi de professeur qui me permettra de tenir le coup. » Sa maison a disparu dans les flammes, de même que l’école de son fils. Mais ses toiles les plus récentes, dans son atelier, ont été préservées. « Ironie du sort, étant préoccupé, comme beaucoup d’autres, par le dérèglement climatique, j’ai peint une série d’œuvres représentant des feux et des flammes », confie l’artiste. Dans les vestiges de son habitation, il a retrouvé trois boîtes en fer contenant des dessins et croquis. « Je n’ai toujours pas eu le courage de les ouvrir et de constater l’état dans lequel sont ces œuvres », avoue- t-il encore.
Altadena était aussi l’un des seuls endroits de Los Angeles où les Noirs pouvaient acheter des maisons au siècle passé. Jusqu’aux années 1960, la politique raciste nommée « redlining » (ligne rouge) leur interdisait l’accès à la propriété dans presque tout le reste de la ville. Le quartier était ainsi devenu, au fil des années, le centre d’une communauté middle class noire, laquelle s’était regroupée sur plusieurs pâtés de maisons. Différentes générations d’artistes s’y côtoyaient, de John Outterbridge (décédé en novembre 2020), figure emblématique de l’art de l’assemblage californien, à la jeune et talentueuse Martine Syms. Cette dernière est sur la liste des victimes des feux, de même que la dessinatrice Kenturah Davis, qui a confié au magazine Hyperallergic son espoir de reconstruire au même endroit, sur les cendres d’hier (Matt Stromberg, « The Unfathomable Loss of Artistic Heritage in Altadena », Hyperallergic, 15 janvier 2025).
La sidération et l’effroi des premiers temps ont désormais laissé place à l’entraide et à la reconstruction. « Grief and hope », une initiative caritative, lancée notamment par l’activiste et artiste Andrea Bowers, a déjà permis de lever 750 000 dollars (720 000 euros) pour venir en aide aux artistes et professionnels de l’art impactés. Les grandes institutions, telles que le J. Paul Getty Museum, le LACMA (Los Angeles County Museum of Art) et d’autres musées ont également mis en place un ambitieux programme de soutien aux victimes, le L.A Arts Community Fire Relief Fund, un fonds d’urgence avec pour objectif de récolter 12 millions de dollars (11,5 millions d’euros). L’ensemble des galeries, musées et centres d’art a déjà rouvert, et les foires du mois de février, telles Felix Art Fair et, surtout, Frieze, ont maintenu leurs dates (Felix Art Fair, 19 - 23 février 2025, Hollywood Roosevelt Hotel, Los Angeles, felixfair.com ; Frieze Los Angeles, 20 - 23 février 2025, Santa Monica Airport, frieze.com/fairs/frieze-los-angeles).
La scène artistique de Los Angeles se veut aujourd’hui opiniâtre, soudée, déterminée à montrer qu’elle peut, comme le phénix, renaître de ses cendres. Reste à savoir si les collectionneurs internationaux souhaiteront se rendre dans une ville qui panse ses plaies et demeure intoxiquée par la fumée des deux mégafeux qui, à l’heure où l’on écrit ces lignes, ne sont toujours pas éteints.