J’ai maintes fois raconté cette histoire, mais le choix de cet objet m’incite à revenir à la genèse de mon travail. Tout a commencé à un moment très précis. C’était en 2001, j’étais alors étudiant à l’École des beaux-arts de Paris. J’allais à cette occasion rendre visite à ma famille dans le sud de la France, d’où je suis originaire. Sur la route entre Frontignan et Sète, je tombe en arrêt devant deux étranges structures en béton, abandonnées sur une plage : deux polyèdres identiques posés l’un à côté de l’autre, mais de manière différente. Je les prends en photo. Ce cliché constituera la première œuvre d’un travail intitulé Les Formes du repos. Je n’apprendrai que plus tard le nom exact de cette forme : rhom-bicuboctaèdre ; en l’occurrence un polyèdre semi-régulier composé de 26 faces, 8 triangulaires et 18 carrées. Je reconnais qu’il s’agit de ma forme préférée, d’ailleurs, je l’appelle familièrement « rhombi ». Peu à peu, je découvre son histoire. Les deux étranges objets abandonnés étaient, en réalité, des brise-lames comme ceux que l’on dispose, le long des côtes, pour éviter l’érosion due au ressac. Je me mets alors en tête de les répertorier au sein d’un Catalogue raisonné des rhombicu-boctaèdres. En 2009, j’en produirai un diaporama pour une exposition au Plateau – Frac-Île-de-France [à Paris] et je déclinerai le sujet sous la forme d’éditions – affiches ou papier peint –, de vidéos et de films. Ce Catalogue, qui en est à sa 6e édition, est actuellement au ralenti. Je n’ai certes pas la prétention d’avoir collecté tous les « rhombis », mais j’ai, en tout cas, le sentiment d’avoir exploré nombre de registres dans lesquels apparaissent ces polyèdres, depuis la philosophie platonicienne jusqu’à l’art, en passant par la géométrie pure euclidienne. Néanmoins, même si je trouve aujourd’hui moins de documents importants, cette quête demeure comme un fil d’Ariane.
Un répertoire de formes
J’en arrive, enfin, à mon objet : un cadran solaire polyédrique implanté dans un jardin en Écosse. Grâce à mon Catalogue, j’ai découvert qu’il n’existait pas que des cadrans solaires à surface plane, mais que certains spécimens pouvaient être en volume, donc multifaces. Pour les dessiner, on a très régulièrement utilisé des polyèdres. Mieux : certains cadrans étaient des... rhombicuboctaèdres. J’en ai recensé au Royaume-Uni – beaucoup en Écosse –, mais également en Allemagne ou en France, comme sur le mont Sainte-Odile, en Alsace. On peut en trouver au centre d’un jardin ou dans la cour d’une abbaye. Nombre ont été conçus au XVIIe siècle. Les cadrans polyédriques ne sont pas des objets très étudiés, et c’est ce qui m’intéressait aussi beaucoup. Il y a certes des sites Internet de fans « ès cadrans solaires », mais ils ne sont pas très élaborés, et les images restent de mauvaise qualité. J’en ai d’ailleurs rephotographié certains in situ.
Dans mon travail de sculpture, je manipule les polyèdres. En tant que tel, c’est parfois une figure triste et désespérante du fait justement de son extrême régularité. C’est presque une « antisculpture », un ready-made, une forme conceptuelle plus que sculpturale. Si bien que lorsque j’en utilise, je les assemble entre eux ou je les découpe en plusieurs morceaux. Je joue aussi beaucoup avec les matériaux. Bref, j’ajoute une complexité. D’où mon attirance envers les cadrans solaires complexes et, plus particulièrement, pour cet objet écossais. Je ne sais d’ailleurs s’il faut parler de sculpture, de monument ou d’instrument... Celui-ci figurait déjà dans mon Catalogue, mais je n’y avais pas prêté attention. Je n’ai évalué son importance que lorsque je me suis documenté sérieusement sur lui. Il date de 1630 et fait partie des plus anciens répertoriés. Il a été conçu pour le jardin du château de Drummond, près de Crieff, dans le Perthshire, au nord-ouest d’Édimbourg. Contrairement à 90 % des spécimens qui restent anonymes, on connaît le nom de son auteur : John Mylne III, dont le père, le grand-père et même le fils étaient tailleurs de pierre. Lui a été le plus grand maçon de l’époque, en Écosse, promu maître maçon du roi Charles Ier. En 1630 donc, le propriétaire du château, lord Drummond, demande à John Mylne de redessiner le jardin et celui-ci y installe un cadran solaire polyédrique en pierre, d’une hauteur de 4,11 mètres. Il est constitué d’un socle de quatre « cubes » empilés, puis vient un rhombicuboctaèdre, lequel, enfin, est surmonté d’un obélisque.
Le « rhombi » n’est pas une forme tombée du ciel. J’ai retrouvé des dessins d’orfèvres de Nuremberg, en Allemagne, datant de la fin du XVIe siècle, qui représentent des objets ayant cette forme. Curieusement, ils sont toujours restés à l’état d’esquisses, jamais les orfèvres ne passèrent à l’action. Précisons que c’est à Nuremberg que l’artiste et mathématicien Albrecht Dürer a fait paraître, en 1525, son fameux manuel sur la géométrie destiné aux artistes et aux artisans, avec des chapitres sur la perspective ou les polyèdres (Albrecht Dürer, Underweysung der Messung, mit dem Zirckel und Richtscheyt, in Linien ebnen unnd gantzen Corporen (Instructions sur la manière de mesurer, avec le compas et la règle, les lignes, les surfaces, les corps entiers), Nuremberg, 1525).
C’est tout sauf un hasard si la forme du « rhombi » sied au cadran solaire : ce polyèdre a une structure octogonale, ce qui est très pratique pour l’orienter, car cela correspond aux huit directions d’une rose des vents. Le plus surprenant dans l’objet écossais est qu’il arbore un cadran solaire non seulement sur chacune des faces du polyèdre, mais aussi sur les autres faces, telles celles du socle. Ces dernières – quatre sur chaque cube – me touchent davantage encore que le « rhombi », parce qu’elles sont gravées de formes étonnantes, par exemple un cœur, une pyramide ou une section de sphère transpercée par un cube. Non seulement l’objet affiche une franche géométrie, mais en plus les diagonales y pullulent. Cela m’évoque le constructivisme dynamique, celui de Kasimir Malevitch ou de Theo van Doesburg.
Un instrument mystérieux
Le cadran solaire polyédrique est un drôle de « monument ». Comment est-il arrivé dans les jardins à une époque où le goût allait plutôt vers des ornements classiques, comme les fontaines ou les figures mythologiques ? Là, a contrario, il s’agit d’un volume extrêmement géométrique, presque une abstraction. Étrange, non, une sculpture polyédrique au XVIIe siècle ? Même si j’ai une passion pour les anachronismes historiques, cela dit forcément quelque chose sur l’intérêt de l’être humain pour les structures géométriques.
Je m’intéresse à des objets marginaux, encore néanmoins dans le champ de l’art. Le cadran solaire en est un, bien qu’en Occident, on tende toujours à le classer en périphérie. Il est également un motif ornemental : on y trouve des chiffres et des lignes horaires. Cette question d’un « ornement instrumental » me plaît, on a souvent du mal à catégoriser un ornement qui ne soit pas uniquement décoratif. Or, un cadran solaire polyédrique peut s’étudier aussi bien d’un point de vue de l’ornementation que de la sculpture ou de la science – il a une fonction gnomonique : donner l’heure. C’est tout ce qui fait la complexité d’une telle œuvre.
Ce qui m’intéresse, enfin, dans ce cadran solaire, c’est la question du commanditaire et de l’auteur. Pour le commanditaire, lord Drummond, c’était, à l’époque, un objet de prestige. On connaît le goût de l’homme pour les savoirs de son temps. Il a eu une excellente formation, notamment au collège de Guyenne, à Bordeaux, dans lequel enseignait un philosophe écossais, Robert Balfour. Je ne sais d’ailleurs s’il existe une relation directe, mais les cadrans solaires les plus remarquables, en France, se trouvent justement dans ce qui était alors la province de Guyenne, en l’occurrence en Aquitaine et en Charente-Maritime.
L’auteur, John Mylne, était certes maître maçon, mais comment a-t-il pu imaginer un cadran solaire d’une telle complexité ? Deux théories s’affrontent : l’une avance que les motifs ornementaux circulaient entre les tailleurs de pierre ; l’autre que cette complexité ne peut résulter que d’une collaboration entre un érudit et un exécutant... Rappelons que John Mylne était maître d’une loge maçonnique – d’aucuns disent d’ailleurs que les loges sont nées en Écosse. Ce qui me passionne dans cette histoire de franc-maçonnerie, ce sont moins les mythes ou les spéculations sur cette société secrète que la manière dont fonctionnent les canaux du savoir et dont s’effectue la transmission de la connaissance.