Mastodonte de béton donnant sur le canal de l’Ourcq, à Pantin, le Centre national de la danse (CN D) a été conçu dans les années 1970 par l’architecte brutaliste Jacques Kalisz. Ancien centre administratif de la Ville, il a été réhabilité en 2004 pour devenir cette institution emblématique dédiée à la création chorégraphique contemporaine. Doté d’une médiathèque spécialisée, de studios de danse, de salles de spectacle, le lieu soutient le travail de danseurs, chorégraphes et chercheurs en permettant l’articulation de pratiques diverses, allant de l’entraînement physique à la recherche théorique, en passant par l’exposition, la diffusion, l’aide administrative et la transmission.
Distribuée dans l’ensemble du bâtiment, donc au cœur des interactions de la vie du lieu, l’exposition « Pièces distinguées » réunit des documents souvent peu visibles, car en périphérie des œuvres chorégraphiques. Par nature jamais figés matériellement, les processus de création et les modes opératoires de ces œuvres ne se laissent qu’imparfaitement capter. Parce que ce qui motive et nourrit le travail chorégraphique n’est pas toujours explicité au moment de la diffusion des pièces, ces traces et artefacts informent sur la genèse des œuvres, la fabrique des spectacles, et sur les choix créatifs des chorégraphes et des artistes qui y sont associés : danseurs, compositeurs, costumiers, éclairagistes, etc.

Vue de l’exposition « Pièces distinguées », Pantin, Centre national de la danse, 2024.
© Photo Marc Domage
Le désir d'archive
C’est une exposition sur les soubassements de la danse donc, sur son histoire, mais aussi, et surtout, sur l’acte même d’archiver. Que décide-t-on d’archiver et pourquoi ? Son commissaire, Laurent Sebillotte, directeur du patrimoine, de l’audiovisuel et des éditions au CN D, s’occupe, en cette qualité, de tout ce qui approche la danse à travers le document. Ceux que le CN D produit, mais également ceux collectés pour constituer cette collection composite ; elle agrège autant des sources de travail, telles que des partitions ou des notes et croquis de recherches, que d’autres, dites « secondaires » – aussi appelées « littérature grise » –, regroupant les flyers, affiches, dossiers de diffusion, comptes rendus d’attribution de subvention ou encore teasers. À travers cette diversité, on comprend toute la valeur sociologique de l’archive.
En effet, ces documents racontent tout autant des contextes de création que les œuvres elles-mêmes. Ils témoignent d’un écosystème esthétique et politique dans lequel s’inscrivent différentes pratiques de la danse. On pourra, par exemple, voir dans l’exposition le témoignage de l’état des politiques publiques dans les années 1980 en France, par la présence de chèques de 10 francs envoyés symboliquement par des chorégraphes, danseurs et autres professionnels de la danse au ministère de la Culture, pour contester une réduction du budget de la Culture après le remplacement, en 1986, de Jack Lang par François Léotard dans le cadre de la première cohabitation et du gouvernement de Jacques Chirac.

Vue de l’exposition « Pièces distinguées », Pantin, Centre national de la danse, 2024.
© Photo Marc Domage
En outre, on peut s’interroger sur ce désir ou devoir d’archive – que Jacques Derrida appelait aussi la pulsion d’archive. Qu’est-ce qui la motive ? Ce mal d’archive est à la fois le désir de conjurer la mort, mais également la conscience que quelque chose en nous est manquant. Un élément introuvable qui détermine sa quête, un inconscient à débusquer. On peut alors se questionner sur l’intrication, au cœur de l’archive, de ce qui relèverait de l’inconscient d’une société et de ses pratiques, ici celle de la danse, ou ce qui tiendrait du secret de l’œuvre. Peut-être ce nœud constitue-t-il l’essence même d’une archive d’œuvre ; le secret n’étant pas seulement la chose privée que l’on archive et que l’on refoule, mais aussi la chose publique, l’invu, l’impensé, l’ensemble dévalué de tout ce que l’on ne saurait voir. La « ronde fantomatique », autrement dit la fantasmagorie produite par une époque donnée.
Par ailleurs, supposer que l’œuvre aurait un secret à déceler, par et à travers l’archive, c’est supposer qu’elle est, comme nous, manquante, et que son entièreté excède ses contours stricts. Son intégrité ne résiderait pas seulement dans un résultat donné, mais dans un processus temporel large allant de sa genèse à sa disparition, et encore bien après elle, jusque dans ses traces. On voit bien là toute la problématique esthétique que pose l’existence de l’archive au regard de l’œuvre. Met-elle en péril l’intégrité de l’œuvre en en dénaturant le projet initial ou, au contraire, intensifie-t-elle sa portée symbolique, sensible et esthétique ?
Cette question se pose d’autant plus dans cette exposition qui concerne une forme d’art éphémère, la danse. Car, si l’art a partie liée avec la disparition, comment penser sa pérennité sans la déformer ? Qu’archive-t-on si, par essence, l’éphémère est ce que l’on ne peut pas figer ? Comment comprendre le besoin d’une insertion dans le temps long d’une pratique qui ne peut rien garder sans risquer de se trahir ? Ainsi, derrière l’enjeu esthétique, et les deux sont en fait toujours intimement liés, c’est bien l’enjeu politique qui s’exprime dans cette tension entre matière et immatière, temps long et temps resserré. Pour le comprendre, un détour par Unmarked. The Politics of Performance (Routledge, 1993) de l’historienne de la performance Peggy Phelan est éclairant. Elle y décrit l’art de la performance (et il en va de même pour la danse) comme l’événement où « il n’y a pas de restes », et une pratique qui « ne garde rien ». Elle ajoute : « Sans copie, la performance en direct plonge dans la visibilité – dans un présent frénétiquement chargé – et disparaît dans la mémoire. » On comprend ici qu’il en va de la possibilité même de voir ; postulat d’autant plus pertinent dans notre présent contemporain saturé d’images, celles des réseaux sociaux, éphémères et spectrales certes, mais toujours en retour, en un flux continu qui confine au sentiment du même, du déjà-vu. Si les fonctions du voir ne s’activent vraiment que dans le péril de la perte, l’archive, en pérennisant, amoindrirait cette plongée dans le présent pur et, par la même, entacherait la puissance critique des œuvres. À cause de cet antagonisme entre sauvegarde et radicalité, mais aussi, car le dispositif d’archivage n’est jamais neutre (il écrit une histoire, inscrivant les récits du côté d’une certaine autorité), cette documentation bifurque du projet politique initial. Car on ne renonce jamais, c’est l’inconscient même, à s’approprier un pouvoir sur le document, sur sa détention, sa rétention, ou sur son interprétation.

Vue de l’exposition « Pièces distinguées », Pantin, Centre national de la danse, 2024.
© Photo Marc Domage
Archiver l'éphémère
Et pourtant, la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel fait bel et bien partie des préoccupations majeures du secteur culturel aujourd’hui, et ce, au-delà de la danse. En effet, l’art contemporain s’est lui aussi, de manière récurrente, fixé comme horizon la dématérialisation des œuvres. Et dans les cas où l’objet n’a pas disparu, il aura tout du moins perdu toute sa centralité. Dorénavant saisissables par la trace ou la réminiscence (photographies, récits, enregistrements, marques, etc.), on pense aux œuvres de certains pionniers comme Joseph Beuys, qui, par le truchement du pigment, produira en 1971 L’Empreinte de l’ongle d’un doigt. Ou encore, un an avant lui, à Vito Acconci, qui mordait les parties de son corps pour en enduire les morsures d’encre d’imprimerie avant d’appliquer les empreintes sur divers supports (Trademarks).
Cette considération pour l’archive dans la matière même des œuvres n’a pas existé de tout temps. Pour l’essayiste Isabelle Barbéris, elle coïncide avec l’entrée de l’art dans un paradigme scientifique : « L’artiste moderne, puis contemporain, développe un regard scientifique à l’intérieur du processus de création ; il intègre et conscientise sa propre capacité à produire de la connaissance; il se confronte au choix de conserver, ou non, les traces de son propre processus de création. » L’exposition du Frac Franche- Comté (« La Ribot, Attention, on danse !» et « Esther Ferrer. Un minuto más (Une minute de plus) », 28 avril-27 octobre 2024), à Besançon, réunissant, en 2024, l’artiste visuelle et performeuse Esther Ferrer aux côtés de la chorégraphe et danseuse Maria Ribot – à qui l’exposition au CN D emprunte d’ailleurs le titre d’un de ses spectacles, « Pièces distinguées » –, témoignait assez justement de l’appétence des artistes à constituer leur propre fonds d’archive, créant un continuum trouble entre leurs œuvres et ce qui la documente. Où est l’œuvre ?
Mais l’actualité de l’archive réside peut-être davantage encore dans ce qu’elle parvient à mettre en mouvement dans le temps présent chez le spectateur. Cherchant peut-être à renouer avec la tradition antique de la trace écrite, laquelle, jusqu’à la Renaissance, était considérée comme un instrument de remémoration actif. Sa finalité n’était pas de fournir un compte rendu complet et objectif de ce qui avait été dit et fait, mais plutôt de montrer les chemins permettant de retrouver et de ressusciter les voix du passé dans l’immédiat de l’expérience présente. Le texte écrit était donc lu non pas comme un compte rendu, mais comme un moyen de retrouver quelque chose. C’est ainsi que dans l’Antiquité grecque, le verbe lire, anagignosco, signifiait littéralement « se remémorer ».
Ce mécanisme de mémoire, cette conduite mnémonique à la surface du document et d’un document à l’autre, n’est pas sans rappeler l’entreprise d’Aby Warburg de détection des Pathosformeln, ces formules ou schémas répétitifs des corps et des gestes, témoins d’émotions intenses qui traversent les époques et les cultures.

Vue de l’exposition « Pièces distinguées », Pantin, Centre national de la danse, 2024.
© Photo Marc Domage
L’historienne de la danse Gabriele Brandstetter a d’ailleurs fort bien montré comment les Pathosformeln de l’Antiquité avaient joué un rôle décisif dans les écritures d’avant-garde chorégraphique en Europe, notamment en la personne d’Isadora Duncan. Le corps dansant, avec son vocabulaire gestuel codifié, fait alors place à une chorégraphie plus mystérieuse, plus « primitive » et pulsionnelle, une chorégraphie de mouvements liés à des rituels trop violents pour être reconstitués sous l’égide des canons classiques. On peut alors s’interroger sur ce qui relève, encore aujourd’hui, d’un invariant des corps, lisible dans les archives chorégraphiques, et qui, par effet de voisinage, d’époque en époque, tracerait une ligne du fond des âges à nos expériences et formes physiques contemporaines.
Les archives de la danse sont donc à l’endroit du doute. Elles oscillent entre l’édification historiographique qui fige (et dévoie le projet politique des arts éphémères) et l’expression d’une survivance incarnée qui défie le temps chronologique. Un fossile du mouvement, ou une « formule émotive » capable d’agiter, de mouvoir le présent des gestes, tel que l’énonçait Rainer Maria Rilke dans ses Lettres à un jeune poète (1929) : « Et pourtant ces êtres du passé vivent en nous, au fond de nos penchants, dans le battement de notre sang. Ils pèsent sur notre destin. Ils sont ce geste qui ainsi remonte depuis la profondeur du temps. »
-
« Pièces distinguées », du 14 octobre 2024 au 4 avril 2025, Centre national de la danse, 1, rue Victor-Hugo, 93500 Pantin, cnd.fr