Mel Bochner, l’artiste américain qui a joué un rôle essentiel dans le développement de l’art conceptuel dans les années 1960 et qui a appliqué un sens de l’humour irrévérencieux à son travail sur de nombreux supports au cours du demi-siècle qui a suivi, est décédé le 12 février 2025. Son décès a été annoncé par la galerie Peter Freeman Inc., basée à New York et à Paris. Il avait 84 ans.
Bochner est né à Pittsburgh, où il a fréquenté le Carnegie Institute of Technology, y obtenant un Bachelor of Fine Arts (BFA) en 1962 avant de s’installer à New York. C’est là qu’il rejoint l’avant-garde artistique de la ville, au moment où celle-ci commence à délaisser l’expressionnisme abstrait et le pop art au profit du minimalisme et de l’art conceptuel. Bochner est devenu indissociable de ce dernier mouvement et a organisé ce qui a été considéré comme la première exposition d’art conceptuel, « Working Drawings And Other Visible Things On Paper Not Necessarily Meant To Be Viewed As Art », à la School of Visual Arts (SVA) à New York en 1966.

Mel Bochner à la galerie Heiner Friedrich, à Munich, en 1969. Courtesy du Bochner Studio et Peter Freeman Inc, New York/Paris
« À partir de l’été 1966, un groupe s’est formé, composé de Sol [LeWitt], Eva [Hesse], [Robert] Smithson, Dan Graham et moi-même, avait déclaré Mel Bochner lors d’un entretien accordé aux Archives of American Art (AAA) du Smithsonian en 1994. Nous nous voyions presque tous les jours, l’un ou l’autre passait du temps avec un autre, nous nous retrouvions, nous allions au cinéma, nous visitions mutuellement nos ateliers, nous échangions, nous dînions ensemble – il y avait un véritable bouillonnement d’idées ».
À cette époque, en plus d’enseigner à la SVA, Mel Bochner commence à écrire sur l’art, publiant des critiques et des articles dans Arts Magazine et Artforum. Son premier texte pour cette dernière publication, consacré à la sérialité dans l’art moderne et contemporain, établit une taxonomie préliminaire et un canon de ce qui allait être connu sous le nom d’art conceptuel.
« L’attitude sérielle est une préoccupation quant à la manière dont un certain type d’ordre se manifeste, écrivait-il. Les types d’ordre sont des formes de pensées. Ils peuvent être étudiés indépendamment de la forme physique qu’ils adoptent ».

Mel Bochner, Measurement Room : No Vantage Point, 1969/2019. Dia:Beacon, Beacon, New York. © Mel Bochner. Photo : Bill Jacobson Studio, New York, courtesy Dia Art Foundation, New York
Son propre travail témoigne de l’originalité, de l’adaptabilité et de la rigueur intellectuelle d’un art ancré dans la sérialité, les règles et les systèmes d’information. Son œuvre de 1966, 36 Photographs and 12 Diagrams, consiste en une grille de 48 objets, représentant des grilles de chiffres et des photos de cubes en bois disposés dans des configurations correspondantes. L’œuvre Measurement Room (1969), présentée pour la première fois à la galerie Heiner Friedrich à Munich, constitue un autre geste d’avant-garde. Il utilise du ruban adhésif noir pour délimiter les différentes sections murales de l’architecture de la galerie, marquant la longueur de chacune à l’aide de chiffres appliqués sur les murs. L’œuvre, qui a transformé la galerie en une sorte de schéma architectural, a été répétée plusieurs fois dans différents lieux au cours des décennies suivantes. En 2019, la Dia Art Foundation a demandé à Mel Bochner de créer la plus grande version de cette œuvre dans son bâtiment de Beacon, dans l’État de New York.
Au cours des décennies suivantes, Bochner a surtout réalisé des œuvres textuelles – peintures, gravures, dessins, installations et autres – dans lesquelles il décontextualise ou répète certains mots et phrases jusqu’à ce qu’ils soient détachés de toute signification stable. Parmi les mots et les phrases qui reviennent souvent, citons « blah », « obliterate » et « ass backwards », ou des séries de textes liés thématiquement, comme des exclamations ou des insultes.

Vue de l'exposition « Mel Bochner : Seldom or Never Seen 2004-2022 » à la galerie Peter Freeman Inc en 2022-2023. Courtesy de Peter Freeman Inc, New York/Paris
« En 1970, j’ai écrit sur le mur d’une galerie : "Le langage n’est pas transparent". C’était une déclaration selon laquelle tout langage a des intentions et des motifs cachés. La première chose que le pouvoir corrompt, c’est le langage », a déclaré l’artiste lors d’un entretien réalisé en 2022 à l’occasion d’une rétrospective de ses dessins à l’Art Institute of Chicago. « Mon travail n’aborde pas directement les questions politiques. Dans des œuvres comme Exasperations, je veux que le sens apparaisse au spectateur, pas qu’il le matraque. Mais en même temps, je suis d’accord avec Charlie Chaplin : "Si ce n’est pas drôle, ce n’est pas de l’art" », avait-il poursuivi.
« Mel était le mensch parfait, toujours généreux, même lorsqu’il s’agissait de corriger un malentendu », a déclaré Peter Freeman, dont la galerie faisait partie de la demi-douzaine d’enseignes représentant son travail et qui a clôturé le mois dernier sa dixième exposition solo consacrée à son œuvre. « D’une part, il a été une figure de proue du développement de l’art conceptuel à New York dans les années 1960 et 1970, un artiste majeur qui a contribué à changer la façon dont nous comprenons la forme que peut prendre l’art, témoigne le galeriste. D’autre part, il était le témoin oculaire sans prétention dont les récits vous faisaient pénétrer dans les ateliers et les esprits de mentors comme Barnett Newman ou de collègues comme Eva Hesse et Robert Smithson. Pendant près de 50 ans, Mel a été pour moi un ami comme nul autre, dont on ne pouvait jamais assez apprendre et avec qui on ne pouvait jamais assez rire. »

Vue de l'exposition « Mel Bochner Drawings : A Retrospective » à l'Art Institute of Chicago. Courtesy de l'Art Institute of Chicago
Outre les récentes expositions institutionnelles à la Dia Beacon et à l’Art Institute of Chicago, Mel Bochner a fait l’objet d’importantes expositions personnelles au Jewish Museum de New York en 2014, à la Whitechapel Gallery de Londres, à la Haus der Kunst à Munich et à la Fundação de Serralves à Porto en 2012-2013, à l’université Carnegie Mellon de Pittsburgh en 1985 et à Yale University Art Gallery en 1995. Il a également enseigné à l’université de Yale pendant des décennies, à partir de 1979.
Dans l’entretien de 1994 avec les Archives of American Art (AAA), l’artiste a évoqué les origines de son approche de l’art conceptuel comme un désir de « de démontrer une idée à la manière d’un théorème en géométrie, en traçant un petit dessin et en le développant. Je ne savais pas exactement ce que je voulais faire, mais je savais que je ne voulais pas faire du minimalisme. L’objet en tant que tel ne m’intéressait pas. Ce qui m’attirait, c’était la nature philosophique de l’art ».