Comment êtes-vous venu à l’art ?
Grâce à la localisation, dans le 10e arrondissement de Paris, de l’affaire de pelleterie de mes parents. À l’heure du déjeuner, j’allais à l’Hôtel Drouot, lequel se trouvait à cinq minutes de là. Vers 18 ans, j’ai commencé à acheter des mannettes à 10 francs, avec peu de moyens. À l’époque, mes parents étaient de petits collectionneurs... J’ai acquis des tableaux naïfs. J’avais découvert une galerie du nom de Benezit, rue de Seine [dans le 6e arrondissement], appartenant à la famille éponyme, dont c’était la spécialité. Je lui ai proposé de mettre en dépôt chez elle chaque semaine les tableaux que je dénichais, et elle les vendait ! J’ai trouvé ce métier formidable : il suffisait d’aller à Drouot, d’acheter quelque chose, puis de l’exposer et de le vendre !
Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Man Ray ?
En 1969, j’étais en vacances avec des amis à Saint-Tropez [Var] et j’ai vu une affiche de la galerie Alphonse Chave, à Vence, annonçant l’exposition « Man Ray, les invendables ». C’est un artiste dont je connaissais le nom, mais pas le travail. Comme il pleuvait, j’ai proposé à mon ami belge Sylvio Perlstein (la collection d’art contemporain de ce diamantaire a été montrée à la Maison Rouge, à Paris, sous le titre « Busy Going Crazy », du 29 octobre au 14 janvier 2007) d’aller la voir. Lorsqu’on est arrivé à la galerie, celui qui nous a ouvert la porte était Man Ray en personne ! Nous avons visité l’exposition, les prix étaient très raisonnables. J’ai dû acheter cinq œuvres, et mon ami davantage, sans marchander. Man Ray nous a expliqué n’avoir rien vendu depuis plusieurs mois, car les gens voulaient ses photographies, et non ses œuvres sur papier ou ses petits tableaux. Une fois la vente conclue, il nous a demandé d’où nous venions, nous regardant comme des extraterrestres. Il nous a proposé de le contacter à notre retour à Paris, nous invitant à visiter son atelier – il habitait près de la place Saint-Sulpice [dans le 6e arrondissement]. J’en ai parlé à Alphonse Chave, le galeriste, car j’étais gêné vis-à-vis de lui. Mais il n’avait pas de contrat avec Man Ray, il lui prêtait juste une chambre pour l’été contre une petite exposition.
Comment s’est déroulée cette visite chez lui ?
Le premier samedi de septembre 1969, je l’ai invité à déjeuner place Saint-Sulpice. Une fois chez lui, il a ouvert les tiroirs, me proposant d’acheter ce que je voulais. Je lui ai expliqué que je n’étais pas un marchand, même si je revendais parfois des pièces à des clients italiens. Man Ray m’a répondu : « Je les connais, je les ai mis à la porte, car ils marchandaient trop. Vous pas, cela m’a beaucoup impressionné.» Il m’a autorisé à faire comme je le souhaitais, y compris à revendre ce que j’achetais. J’ai réussi l’exploit d’acquérir quelques œuvres, puis de les revendre à ces deux mêmes Italiens, presque dans la foulée ! Ils me rachetaient tout. J’avais monté un peu les prix pour leur laisser la possibilité de marchander. Je suis donc devenu marchand en chambre. J’ai eu des clients allemands, belges, qui se passaient le mot. Lorsque vous prenez de petites marges, vous devenez bien placé. Quand Man Ray est mort, nous avons fait une exposition de tout son atelier. Il a été un déclencheur pour nous.

Vue d’une des expositions sur l’art hyperréaliste à la galerie 1900-2000. Au fond au centre, Marcel Fleiss.
Photo Galerie 1900-2000
Qu’est-ce qui vous a ensuite convaincu d’ouvrir une galerie ?
Entre 1969 et 1971, j’étais devenu très ami avec Man Ray. Il insistait pour que je quitte mon métier dans la fourrure et que j’ouvre une galerie de tableaux. Ne pouvant abandonner totalement l’affaire familiale, j’ai demandé à deux amis de s’associer à moi, l’un était très fort en comptabilité et l’autre avait tenu une galerie rue de Miromesnil [dans le 8e arrondissement] dans les années 1950. Nous avons trouvé un local, dans une ancienne teinturerie, au n°46 de la rue de l’Université [dans le 7e arrondissement]. Évidemment, nous avons ouvert [la galerie des Quatre Mouvements] en 1972 avec une exposition de Man Ray intitulée « 40 Rayographies ». Malheureusement, ce n’étaient pas des originaux mais des agrandissements. Nous avons dit la vérité aux clients, qui n’ont pas été enthousiastes, et ont juste acheté quelques dessins. Mais le jour du vernissage, nous avons eu la chance de voir venir Meret Oppenheim, Max Ernst, Bill Copley, des collectionneurs nouveaux pour moi comme Daniel Filipacchi ou Jean-Paul Kahn... La collection de ce dernier a été vendue en plusieurs sessions à Drouot [en 2019, 2020 et 2024]. Certains, dont le critique d’art surréaliste Édouard Jaguer, avec lequel j’ai collaboré sur une quinzaine d’expositions, et qui connaissait très bien ce mouvement, m’ont convaincu de son importance.
Très vite, toutefois, vous vous êtes ouvert à d’autres mouvements que le seul surréalisme...
La deuxième exposition était en effet liée à mon ami, l’artiste et collectionneur niçois Jean-Claude Farhi, qui vivait à New York. Il m’a dit : « Tu devrais montrer un mouvement qui commence à avoir du succès aux États-Unis. » C’était l’hyperréalisme. Je suis allé là-bas. Les prix étaient raisonnables, entre 1 000 et 10 000 dollars, et j’ai acquis une vingtaine de tableaux, que nous avons présentés à Paris [en 1972]. Nous avons tout vendu, aussi bien à Daniel Filippacchi qu’à Daniel Hechter... ou à Salvador Dalí. Un jour, ce dernier est entré dans la galerie et a acheté en deux minutes une sculpture de John de Andrea, demandant qu’on la lui livre à son hôtel, rue de Rivoli. C’est Robert Descharnes qui s’est occupé du paiement. Nous étions très fiers ! Cette exposition sur l’hyperréalisme nous a vraiment permis de faire des rencontres exceptionnelles. Au point que nous avons décidé de récidiver.
Et là, il s’est passé quelque chose d’assez extraordinaire : nous préparions l’exposition lorsqu’un petit monsieur a pénétré dans la galerie en se présentant comme Kamran Diba, l’architecte du musée d’art contemporain de Téhéran [Iran]. Il souhaitait montrer nos toiles à sa cousine Farah Diba, la femme du Shah. C’était très délicat, car notre exposition était déjà annoncée... Mais il a promis de tout nous retourner dans les temps. Il nous a envoyé un avion pour prendre les œuvres, qu’il a accrochées au palais. Deux jours plus tard, il nous a appelés : la chahbanou avait adoré et voulait tout acheter ; il nous a demandé quelle marge nous pouvions lui accorder, nous avons proposé 10 à 20 %, et la femme du Shah a tout réglé. Nous avons donc annulé notre événement ! Les tableaux se trouvent toujours dans le sous-sol du musée d’art contemporain de Téhéran, en attendant de pouvoir être montrés un jour. Il y avait des femmes nues de John Kacere, des boxeurs, des pièces importantes...
Qu’avez-vous exposé ensuite à la galerie ?
Nous avons monté une exposition de Daniel Spoerri, avec la collaboration du critique Otto Hahn [en 1972]. Elle s’est très bien passée, nous avons tout vendu. Nous avons également consacré un accrochage à Matta [en 1971], grâce à Baudoin Lebon, qui représentait à l’époque le marchand Daniel Cordier. Au moment où nous accrochions les pièces, Matta est arrivé, assez rigide, et a regardé la dizaine de tableaux ainsi qu’une œuvre sur papier de 1938, non signée. Il nous a rassurés sur son authenticité, mais a refusé de la signer... Cela ne nous a pas empêchés de bien vendre l’ensemble !

Vernissage de l’exposition de Tom Wesselmann à la galerie des Quatre Mouvements, en 1974.
Courtesy de la galerie 1900-2000
Vous avez aussi lorgné du côté du pop art...
J’ai profité d’un voyage à New York destiné à rapporter des œuvres hyperréalistes pour rencontrer le marchand Sidney Janis, car je souhaitais organiser une exposition de Tom Wesselmann [en 1974]. La galerie parisienne des Sonnabend avait déjà fermé. Après avoir vu nos catalogues, il a accepté la proposition d’exposition, à condition que celle-ci se poursuive à la galerie Giorgio Marconi, à Milan, par crainte de ne pas bien vendre dans la capitale française. Tom Wesselmann, qui avait peur de l’avion, n’est pas venu. Ça a été un succès foudroyant. Nous avons tout vendu, à Daniel Filipacchi toujours, ainsi qu’à de nouveaux clients. L’exposition a tout de même été présentée à Milan, mais sans aucune pièce à commercialiser. Sidney Janis nous avait fait confiance sans nous connaître, ce qui n’arriverait plus aujourd’hui !
Quand vous êtes-vous installés rue Bonaparte, dans le 6e arrondissement ?
L’un de nos associés, Fred Fisher, étant décédé d’une crise cardiaque, nous avons fermé l’espace entre 1974 et 1981. J’ai continué à faire des affaires depuis chez moi. Plus tard, un notaire m’apprenant qu’un magasin s’était libéré rue Bonaparte, j’ai sauté sur l’occasion sans même le visiter !
La galerie 1900-2000 est devenue un écrin pour les avant-gardes...
J’avais décidé de faire des expositions très variées. Il y a eu celle sur le happening et sur Fluxus [en 1989], avec la collaboration de la galerie Albert Benamou. Nous avions réussi à louer une partie de l’École des beaux-arts, située tout près de notre galerie, pour que les artistes puissent y organiser une soirée de performances. Tous les grands artistes Fluxus sont venus, dont Yoko Ono, que l’on a dû faire sortir en cachette tant les journalistes et photographes de Libération la poursuivaient... Hormis Yoko Ono, la performance la plus formidable fut celle de La Monte Young, qui a joué un concert pour chaises et tabourets, qu’il frottait par terre, dans une salle de l’école. Nous avons également proposé une exposition d’art conceptuel de Christian Schlatter, qui s’est accompagnée d’un imposant catalogue [en 1990].
Vous avez aussi présenté le travail de Keith Haring.
Nous avons organisé la dernière exposition au monde de l’artiste de son vivant, avec quarante dessins [en 1990]. Tout a été épuisé, tandis que la même exposition avait fait un flop à Naples en 1983... C’était un miracle ! Il est mort quelques mois après.
Quels souvenirs gardez-vous de Dora Maar ?
J’ai eu la chance de la rencontrer par hasard, alors que je venais d’acheter une dizaine de ses tableaux au galeriste Patrice Trigano. Je préparais l’accrochage, lorsqu’un Américain est entré et m’a dit qu’il la voyait précisément le lendemain. J’ignorais qu’elle était vivante ! À la fin des années 1980, plus personne ne parlait d’elle. Cet Américain [Herschel B. Chipp] écrivait un livre sur Pablo Picasso. Il a parlé de moi à Dora Maar, laquelle m’a appelé, surprise que je détienne des tableaux d’elle. Elle m’a tout de suite prévenu : « Ne me parlez pas de Picasso ! » Elle a d’abord regardé les Polaroid des œuvres, puis m’a déclaré qu’elles étaient fausses. Je lui ai demandé de l’indiquer au dos des photos pour me faire rembourser. Elle a souhaité que je lui apporte les tableaux et les a observés sur son palier. Elle a fini par avouer qu’il s’agissait bien d’originaux. Je les ai exposés dans notre galerie 1900-2000, rue de Penthièvre [dans le 8e arrondissement, en 1990]. Beaucoup de monde s’est rendu au vernissage, dans l’espoir de l’apercevoir, dont le frère de Jacques Prévert et des dizaines d’artistes... Elle est passée quelques jours plus tard, en catimini. Par la suite, elle m’a laissé entrer dans son appartement. J’ai été choqué en repérant sur une étagère, bien en évidence dans sa chambre, Mein Kampf d’Adolf Hitler... On ne m’a pas cru, mais d’autres personnes l’ont pourtant confirmé. Comme elle avait promis ses Picasso à une paroisse, Dora Maar a accepté de me vendre ses photos. Pour faire plaisir au conservateur de l’époque, Alain Sayag, j’en ai proposé en priorité au Centre Pompidou, qui en a acheté quatre ou cinq – d’ailleurs accrochées dans l’exposition « Surréalisme » (« Surréalisme », du 4 septembre 2024 au 13 janvier 2025, Centre Pompidou, Paris). J’ai acquis pour ma part quatre-vingt-dix clichés, dont quelques-uns de Man Ray, lesquels, lors des périodes de crise des années 1990, ont beaucoup aidé la galerie !
Un peu plus tard, nous avons organisé une exposition sur les artistes inspirés par Marcel Duchamp. Dora Maar m’a affirmé que le catalogue avait blasphémé la religion catholique : elle avait cru voir une croix dans une œuvre d’Alain Jacquet montrant un urinoir... Elle allait tous les jours à l’église de Saint-Germain-des-Prés. C’est ainsi qu’elle s’est fâchée avec moi. Quand elle est morte, nous n’étions que quatre à l’enterrement : la directrice du musée Picasso, deux voisines et moi... Sa collection a fini aux enchères.
Vous avez été expert, avec votre fils David, de la grande vente André Breton en 2003.
Quand Elisa Breton est décédée, les propriétaires de l’appartement ont voulu le reprendre. Sa fille Aube nous a demandé ce qu’il fallait faire de tout ce qui était à l’intérieur. Quelqu’un avait suggéré d’en faire un musée. François Mitterrand et son ministre de la Culture, Jack Lang, s’y sont rendus. Mais le président a lancé, en redescendant : « Quel bric-à-brac ! » Le projet est ainsi tombé à l’eau. Puis François Pinault s’est montré intéressé de tout acheter. Nous avons cependant prévenu Aube Breton que ce dernier possédant Christie’s, il y avait un risque qu’une partie y finisse aux enchères... La vente s’est finalement déroulée à Drouot par l’intermédiaire de l’étude Calmels Cohen. Malgré les polémiques, la dispersion a été un énorme succès, et les estimations ont été dépassées d’au moins 100 %. À l’époque, ce fut la plus grosse vente en chiffre d’affaires en France à n’avoir jamais eu lieu – elle a été devancée depuis par la collection Yves Saint Laurent et Pierre Bergé. Drouot avait été choisi, car c’était un endroit très important pour André Breton, qui s’y est beaucoup rendu.

Marcel Fleiss par Julian Schnabel, vers 1990.
© Courtesy de l’artiste et de Marcel Fleiss
Comment avez-vous rencontré Julian Schnabel ?
Il était un client de la galerie, il achetait des dessins surréalistes. Un jour, il en a acquis un pour près de 20 000 dollars. À New York, lorsque je l’ai rejoint dans son atelier, il m’a fait asseoir pendant qu’il terminait un tableau. Après une demi-heure, il m’a demandé de venir et m’a dit en le montrant : « Voilà le paiement pour le Dalí. » Il avait peint mon portrait ! Surpris, j’ai accepté, et c’est ainsi que j’ai toujours ce tableau chez moi.
Qu’avez-vous pensé de la grande exposition sur le surréalisme au Centre Pompidou ?
Nous avons beaucoup participé en aidant pour des prêts et en localisant des choses introuvables auprès des collectionneurs, comme des pièces de Gerome Kamrowski ou la Constellation de Joan Miró, laquelle a appartenu à André Breton... ainsi que de nombreux surréalistes anglais ou sud-américains.
Comment expliquez-vous la belle vitalité du surréalisme sur le marché des enchères actuellement ?
René Magritte, qui n’était pas au sommet des enchères, a presque atteint le niveau de Pablo Picasso ! Et la cote de certaines femmes surréalistes dépasse maintenant celle de leur mari, à l’instar de Kay Sage, dont les œuvres valent aussi cher que celles d’Yves Tanguy... Leonora Carrington a rattrapé Max Ernst... Inimaginable autrefois ! À présent, tout le monde veut des œuvres signées par des femmes ! À la galerie, nous n’avons pas attendu que ce soit à la mode pour en montrer. Nous avons exposé Ithell Colquhoun il y a vingt-cinq ans ! Tout comme le surréalisme anglais ou tchèque...
Le surréalisme vaut aujourd’hui de l’or. Comment faites-vous pour perdurer ?
La fille d’André Breton nous a accordé sa confiance. Nous venons ainsi de vendre un tableau très important de Francis Picabia au Met [Metropolitan Museum of Art], à New York, qui appartenait à sa fille et elle. Puis, grâce à mon fils David, nous avons entamé une série d’expositions d’artistes contemporains, comme Ed Ruscha, Cindy Sherman, Laurent Grasso, Richard Prince, Joseph Kosuth, Hiroshi Sugimoto, Sylvie Fleury... Ce sont le plus souvent des collaborations. Depuis le printemps 2023, nous disposons d’une enseigne [Fleiss-Vallois], à New York. David, qui a commencé très jeune avec notre autre espace, la galerie de Poche [dans le 10e arrondissement de Paris], a connu aussi nombre d’artistes. Il a pris le relais !