Comme de bons et beaux habits, la couverture d’un livre a pour fonction de protéger et de séduire. Elle est à la fois une vitrine, une marque de fabrique et une porte d’entrée. L’accord mots-image n’est pas des plus simples à conjuguer. Peintures, dessins, photographies... la romancière Nancy Huston a toujours prêté beaucoup d’importance au choix des illustrations de ses ouvrages.
En mars 2025, à l’occasion de l’opération « Lire et relire Nancy Huston », les éditions Actes Sud réimpriment en version collector son roman L’Empreinte de l’ange, publié en 1998. Sur la jaquette, l’esquisse d’un archange en plein vol, le détail d’une étude préparatoire pour les mosaïques de la coupole de la chapelle Chigi de l’église Santa Maria del Popolo, à Rome, signée Raphaël. « Quand j’ai découvert ce dessin à Cambridge, en 1997, l’ouvrage était déjà sous presse ; or, j’étais sûre d’avoir trouvé l’image parfaite, se souvient l’élégante septuagénaire. Pour une écrivaine, c’est-à-dire pour quelqu’un qui est complètement obnubilé par les mots, j’ai un rapport incroyablement fort à l’image. Je vibre lorsque je vois certaines œuvres. Je ne peux pas vivre sans les musées, les galeries d’art. Dans toutes les villes du monde où je me rends, j’ai besoin de les visiter. L’art me nourrit. »
Nancy Huston est sur le point de s’échapper pour deux mois d’écriture à Arles. Elle a déjà en poche son ticket pour l’exposition « En piste ! Clowns, pitres et saltimbanques », orchestrée au Mucem, à Marseille, par la metteuse en scène Macha Makeïeff (du 4 décembre 2024 au 12 mai 2025). Son cercle d’amis compte de nombreux photographes, dessinateurs, peintres, sculpteurs. Sur son smartphone, elle affiche quelques portraits que l’auteur de bande dessinée Edmond Baudoin a réalisés d’elle récemment. Le dernier, croqué d’un geste rapide, la montre déclamant un poème gallois sur une scène au milieu de la nuit. Nancy Huston a visiblement plusieurs cordes à son arc...

Edmond Baudoin, La Nuit, dessin représentant Nancy Huston sur
la scène du Hasard ludique, à Paris, le 14 janvier 2025.
© Edmond Baudoin. Courtesy de Nancy Huston
L'art pour vivre
Lorsqu’on lui demande quelle a été sa première émotion esthétique, cette militante féministe prend le temps de la réflexion. Louise Bourgeois ? Niki de Saint Phalle ? Et répond : « Mon premier voyage en Italie, quand j’avais 20 ans, un choc absolu. J’ai visité Rome. J’ai été bouleversée à en pleurer par Léonard de Vinci. »
Nancy Huston est née en 1953 à Calgary, à l’ouest des Grandes Plaines de l’Alberta, au Canada. Elle n’a pas grandi dans une famille où l’on fréquentait les musées. D’ailleurs, ils n’étaient pas faciles à trouver au milieu des forêts, des prairies et des montagnes. Sa rencontre avec le monde de l’art s’est produite tardivement, en premier lieu à Boston, à New York, puis à Paris, où elle arrive à l’automne 1973.
C’est dans la capitale française qu’elle prend conscience que les bibliothèques et les lectures ne lui suffisent pas, que l’art lui est tout aussi vital – d’abord pour vivre, au sens propre. La jeune étudiante y « enchaîne les petits boulots » alimentaires. Lorsqu’elle ne donne pas des cours d’anglais, elle joue les modèles, comme elle le raconte dans son roman Infrarouge (Actes Sud, 2010). « Je posais nue, devant une trentaine d’étudiants de l’École des beaux-arts ou pour les élèves de l’académie de la Grande Chaumière », évoque-t-elle dans la pénombre d’un café aux murs remplis de livres, avant de commander un jus de mangue. « Je devais souvent changer de position, ce n’était pas très intéressant. Je préférais me rendre dans les studios et les ateliers d’artistes. Pendant plusieurs années, j’ai pris la pose pour Louis Derbré, un sculpteur mayennais adorable. On peut découvrir ses créations à Deauville [Le Prophète, 2007] ou à Paris, à la brasserie La Coupole [réplique de La Terre, 1972]. Pendant de longues heures, alors que mon corps était contraint à l’immobilité, mon esprit était libre de vagabonder. Je crois que j’ai écrit dans ma tête les trois quarts de mon mémoire de l’École de hautes études en sciences sociales pendant mes séances de pose. Toutes mes belles idées sont venues à ce moment-là, lorsque le surmoi était en suspens. »
L’auteure apprécie particulièrement l’atmosphère « bordélique » des ateliers d’artistes. Elle sait de quoi elle parle, elle a vécu dix ans avec le peintre suisse Guy Oberson. « Dans ces lieux, une œuvre émerge du chaos de la matière. J’aime bien cette saleté créatrice, cette suspension du temps. Je ne me lasse pas de regarder les artistes travailler. » La plupart des héros et des héroïnes de ses romans sont des musiciens, des peintres ou des sculpteurs, et Nancy Huston a aussi pris la plume pour écrire de nombreux ouvrages sur les artistes qu’elle affectionne, de Françoise Pétrovitch à Ousmane Sow, afin de sonder en profondeur leur démarche. Elle vient par exemple de terminer un texte consacré à la peintre Elena Prentice, épouse de Gustave de Staël, le fils de Nicolas, pour une prochaine exposition.
Un œil aiguisé
Dans son panthéon personnel, William Kentridge est en bonne place, avec les artistes de la Sécession viennoise (groupe fondé à Vienne, en Autriche, en avril 1897). Nancy Huston éprouve aujourd’hui une grande passion pour l’art brut. « Je m’identifie à la fragilité de ces amateurs qui ont travaillé leur art par pure nécessité, en dehors de toutes considérations de carrière. Je suis ébahie devant certaines créations, comme les fresques et les productions plastiques de Henry Darger que j’ai découvertes à la Collection de l’art brut à Lausanne. » Les pérégrinations artistiques de Nancy Huston l’ont aussi amenée à visiter le LaM, à Villeneuve-d’Ascq, et la collection du psychiatre et historien d’art Hans Prinzhorn, présentée à l’hôpital psychiatrique de l’université de Heidelberg, en Allemagne.
Elle est également une habituée de la galerie christian berst art brut, à Paris. En 2021, le galeriste lui a proposé d’assurer le commissariat d’une exposition dans son nouvel espace, the bridge. Le principe : lancer un pont entre l’art brut et d’autres formes d’art. « Cet exercice m’a passionnée. J’ai choisi sans hésiter le thème du monstre. Cela vient des tréfonds de notre histoire : on ne peut imaginer le jardin d’Éden sans serpent. Les monstres sont constitutifs de l’humanité. » Nancy Huston y a dévoilé notamment un dessin que Gérard Garouste lui avait offert et des peintures tourmentées de son amie l’actrice Anouk Grinberg. La romancière ne se revendique pas collectionneuse. Pourtant, chez elle, les murs sont saturés d’images. « Pour certaines personnes, cela peut sembler étouffant, alors qu’à moi, ça aide au contraire à respirer. Dans ma chambre-bureau très haute de plafond, tout un mur est recouvert de paysages et d’arbres. Il y a la reproduction d’un dessin de [Camille] Corot, une grande toile de mon ancien compagnon Guy Oberson, un petit oiseau de Lionel Sabatté... »
Nancy Huston a un œil aiguisé. Il y a plusieurs années, au Salon du dessin contemporain Drawing Now Paris, elle est tombée en arrêt devant une œuvre de Claire Tabouret, bien avant que la lauréate du concours pour les nouveaux vitraux de la cathédrale Notre-Dame ne soit repérée par François Pinault. « Elle avait fait un dessin par jour, un peu comme un journal pour un écrivain. Au milieu de cette série d’autoportraits, une image m’est allée droit au cœur. Je me suis dit : “il faut que je l’achète”. Claire était toute jeune à l’époque, les prix étaient encore abordables. Nous nous étions rencontrées quelques années auparavant, elle m’avait montré ses vidéos, et j’avais été éblouie par son talent. Je l’ai mise en contact avec l’une de ses premières galeries, Isabelle Gounod, rue Chapon, à Paris. »
Sismographe des soubresauts du monde, l’essayiste vient de signer la préface d’une histoire en images de la maternité, conçue à partir des collections de la Bibliothèque nationale de France (Laurence Jung, Maternité. Une histoire en images, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2024). « Depuis toujours, les femmes ont été l’objet du regard des hommes ; leur corps fécond a été source d’effroi sacré et d’inspiration artistique. Je m’apprêtais à rédiger ma préface lorsqu’une petite statue précolombienne que j’avais chez moi, une parturiente, s’est brisée. Je l’avais offerte à Tzvetan Todorov pour notre mariage. Partout où nous allions, nous rapportions des représentations de mères ou de couples. La tête de la statuette, en se cassant, s’est détachée du corps. Quelle ironie ! Je comptais justement écrire que notre grand problème en Occident était que nous avions séparé la tête du corps et dévalorisé la maternité en la considérant comme une activité bassement animale. Cette coïncidence m’a sidérée. »
Nancy Huston, L’Empreinte de l’ange [1998], Paris, Actes Sud, 2025, 336 pages, 22,50 euros. nancyhuston.wordpress.com