Véronique Bacchetta met la dernière main au second tome de L’Effet papillon, le catalogue en deux volumes retraçant trente-cinq ans d’expositions et d’éditions organisées et produites par ce qui fut le Centre genevois de gravure contemporaine avant de prendre le nom, en 2001, de Centre d’édition contemporaine (CEC). Trente-cinq années, dont trente-trois ont vu la Genevoise gérer cette institution consacrée à l’art contemporain en format multiple.
Le premier opus de ces archives, qui sont donc aussi quelque part des mémoires, a paru en 2008. Le second sera publié dans le courant de l’année 2025, date à laquelle la directrice quittera ce lieu, qu’elle incarna pendant plus de trois décennies, pour le confier au commissaire d’exposition fribourgeois Nicolas Brulhart.
Cette longévité remarquable fait que sur la scène artistique contemporaine Véronique Bacchetta est une figure hautement respectée. « Il est très difficile de s’observer de l’extérieur, explique-t-elle. Ma priorité a toujours été de composer une programmation qui fasse sens, de soutenir des artistes, de produire des éditions et d’offrir au public des expositions qui suscitent la curiosité et la surprise pour témoigner de l’art contemporain et de ses acteurs. »
Au départ, il y a un atelier de graveurs fondé en 1966 et situé dans une belle bâtisse de style rustique du quartier de Malagnou. Ce lieu où se trouvent des presses a été voulu par des personnalités de la vie culturelle genevoise, dont Charles Goerg, alors conservateur au cabinet des estampes du musée d’Art et d’Histoire de Genève. En 1989, les artistes Anne Patry et Paul Viaccoz avec Véronique Bacchetta proposent de changer d’orientation : cap sur l’art contemporain, mais dans une optique de production d’éditions et d’accrochages.
« Genève était assez pauvre en la matière, raconte sa directrice. Il a fallu attendre 1983 pour que s’ouvre le Centre d’art contemporain, alors qu’à Berne, la Kunsthalle existait depuis 1918. » Le Centre deviendra une maison d’édition spécialisée dans l’art contemporain qui élargira son activité à l’expérimentation au-delà de la mise en pratique d’une simple technique ou d’un artisanat. « L’une de nos premières expositions a été consacrée à Marcel Broodthaers. C’était un choix très emblématique de l’ouverture future de notre programmation à l’édition, puisque cet artiste produisait beaucoup d’imprimés, de séries, de textes et de multiples », se remémore-t-elle.
Une sélection d'artistes de qualité
Pour autant, l’idée n’est pas de devenir un éditeur avec un catalogue de titres ou des produits dérivés tels qu’on en trouve dans tous les musées. « Nous sommes une institution sans but lucratif, aussi bien soutenue par les secteurs public que privé. Notre premier objectif n’est pas de vendre, mais de supporter des artistes qui envisagent l’édition sous des formes aussi variées que l’imprimé, les multiples ou les livres d’artistes. Et qui réfléchissent au concept de l’œuvre multipliée, laquelle peut être autant une série composée de plusieurs images tirée à un seul exemplaire qu’une estampe imprimée à mille. »
La liste des 155 artistes exposés par le centre depuis 1989 déroule un générique remarquable et éclectique : Rosemarie Trockel, Andreas Gursky, Thomas Hirschhorn, Trisha Donnelly, Ólafur Elíasson, Marc Camille Chaimowicz ou encore Matthew Lutz-Kinoy, auquel se mêlent des artistes locaux et nationaux comme Alexandre Bianchini, Guillaume Dénervaud, Paul Paillet, Fabian Marti et Roman Signer. Sans prétendre découvrir ces artistes, Véronique Bacchetta va les présenter au public genevois relativement tôt dans leur carrière : « J’ai toujours été curieuse de tout ce qui se faisait. J’ai voyagé partout et vu beaucoup d’expositions, aussi bien dans des musées que dans des lieux off, pour sentir comment l’art contemporain évoluait. Ma ligne artistique résidait dans l’exigence que j’ai eue par rapport aux artistes que j’ai invités. Je ne cherchais absolument pas des spécialistes de l’édition, mais, au contraire, des artistes avec lesquels je pouvais poser plus largement la question du statut de l’exposition au travers de la production de display et d’accrochages constamment différents. » Elle poursuit : « Ce qui m’intéressait en collaborant avec Luc Tuymans ou Victor Man, par exemple, c’était aussi d’interroger la peinture figurative contemporaine. Leurs travaux remettaient en question le rôle de la représentation, en se rapprochant, pour Luc Tuymans, de la narration au travers d’un choix d’images plus cinématographiques, historiques ou politiques et, chez Victor Man, en développant un autre surréalisme. »
Des espaces genevois en mue
En trente-cinq ans d’activité, n’a-t-elle jamais été tentée de changer d’institution ? « L’édition vous permet d’être davantage impliqué dans le processus de création, bien plus que si vous êtes commissaire ou dirigez un lieu d’exposition, où souvent vous préparez un programme, sans forcément contribuer aux accrochages, répond-elle. Ici, vous êtes comme un éditeur qui collabore réellement avec les artistes. Vous participez à la production, créez un corpus, une collection. Je pouvais difficilement trouver ce genre de rôle dans un autre centre d’art. Au CEC, j’ai joui d’une très grande liberté de choix. »
Une liberté pour laquelle il a fallu, pendant toutes ces années, composer avec quelques contraintes. Le Centre a ainsi dû déménager deux fois. Elle se souvient : « Je tirais toujours parti du nouvel emplacement, notamment en termes de scénographie. Ces changements de configuration des espaces offraient aussi des contextes diversifiés aux artistes. La maison de Malagnou était un peu en retrait. En emménageant à la Vieille-Ville, le Centre pouvait profiter d’une vitrine sur la rue et ainsi attirer différemment l’attention des visiteurs et des passants. Nous avons décidé de rejoindre le quartier des Bains en 2014, afin de capter le public des galeries et des institutions. »
En 2025, le quartier des Bains opérera une mue. Le chantier de rénovation du Bâtiment d’art contemporain – regroupant le Mamco, le Centre d’art contemporain et le Centre de la photographie – mettra le secteur en pause pendant au moins cinq ans. L’occasion de rebattre les cartes de la présence de l’art contemporain à Genève qui, jusqu’à présent, restait concentré dans ce coin de Plainpalais. « Ce n’est peut-être pas une mauvaise chose, estime Véronique Bacchetta. Une autre configuration peut émerger avec des lieux éphémères, plus jeunes, de nouvelles galeries aussi, peut-être dans d’autres quartiers. Le gros problème à Genève reste le manque d’espaces disponibles, souvent hors de prix. Nous souffrons depuis de nombreuses années d’un isolement médiatique. La presse locale n’existe presque plus, l’international ne couvre que très rarement Genève, relativement hors du circuit de l’art contemporain qui compte. » « [La Foire] Art Genève a dynamisé la scène artistique locale, en élargissant le public au-delà de la Suisse romande, mais il semble que l’offre, souvent de très bonne qualité, tant au niveau des galeries que des institutions, mériterait d’être davantage valorisée », conclut-elle.