À partir de 2031, La Joconde devrait emménager au sein d’un nouvel écrin de 2 000 m2 creusé sous la Cour carrée du palais du Louvre, à Paris. Les entrailles du plus grand musée du monde sont pleines de ressources. François Chaignaud le sait bien. Lors du Festival d’Automne, en novembre 2024, le danseur et chorégraphe de 41 ans a imaginé un étrange carnaval dans les vestiges de la partie médiévale de l’édifice. La forteresse érigée sous Philippe Auguste lui a servi de décor pour Petites Joueuses, sa carte blanche lancée en écho à l’exposition « Figures du fou. Du Moyen Âge aux Romantiques (1) », présentée quelques mètres plus haut. La captation de cette performance par Julie Charrier est programmée début mars dans le cadre des Journées du film sur l’art, qui ont notamment pour thème « Danser le musée (2) ».
LA DANSE ET LE MUSÉE
Quand il a reçu l’invitation du Louvre, François Chaignaud s’est d’abord senti un peu écrasé par le prestige du monument. « Je ne le voyais pas comme un lieu de création, souligne-t-il, installé dans le bureau de sa société de production Mandorle, au deuxième étage de la Ménagerie de verre, à Paris. Quel espace choisir ? Très vite, j’ai évacué les galeries de peinture. J’aurais été obligé de rivaliser, et évidemment d’échouer, face à des chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art. Au cours de mes différentes visites, j’ai identifié deux espaces, deux dissonances par rapport à la fonction muséale, le Louvre médiéval et les appartements de Napoléon III, subsistances du château fort et du palais impérial.» Les derniers étant fermés pour travaux, l’artiste a orchestré sous terre sa folle déambulation.
« J’avais déjà dansé dans la salle des Taureaux ailés de Khorsabad, mais les intentions étaient alors beaucoup plus modestes, rappelle l’homme au chignon, pendant que son chien Mirum (“admirable”, en latin) se repose tranquillement sur le canapé, caché sous le manteau de son maître. Je me suis souvent rendu au Louvre, pour visiter des expositions ou pour me placer dans les pas des pionniers de la danse moderne comme Isadora Duncan et son continuateur, le Français François Malkovsky – ces derniers venaient au musée pour étudier la statuaire antique. Mes professeurs les plus âgées, qui me transmettaient cette technique de danse libre, me racontaient comment François Malkovsky, qui était très connu en France dans l’entre-deux-guerres, allait tout le temps au musée du Louvre, non seulement pour apprendre des sculptures, mais aussi pour observer les mouvements dans les représentations d’animaux. »
Ce n’est pas la première fois que François Chaignaud, toujours prompt à sortir du cadre, pose ses pointes dans un lieu d’art. En 2017, il avait déjà donné une performance au milieu des œuvres d’Henri Matisse dans l’exposition « Icônes de l’art moderne. La Collection Chtchoukine » à la Fondation Louis-Vuitton, à Paris (2016-2017). La même année au Dia:Beacon, à New York, il avait évolué devant une œuvre de Dan Flavin. « Dans ces deux situations, on reproduisait la logistique du spectacle, constate-t-il. Autrement dit, on convoque des spectateurs à un horaire défini, ils s’assoient, ils regardent, et c’est terminé. C’est finalement, le même rapport au temps et à l’espace que celui du théâtre. Au Louvre, l’expérience était différente. Dans l’espace médiéval assez sinueux, on donnait un plan au public qui avait sept stations à découvrir, où étaient placés des performeurs. Les visiteurs entraient un par un, toutes les 10 secondes, de 19 heures à 23 heures. Il y avait donc toujours des yeux neufs posés sur les danseurs. Ça n’arrive jamais au spectacle. C’est merveilleux, car, en tant qu’artiste, on est tout le temps reconnecté à une perception fraîche. » Puis de reprendre : « Il y a une tentation démiurgique dans l’art vivant de vouloir tout construire, tout contrôler. Cette fois, on a remis ce pouvoir au public, qui pouvait aller où bon lui semblait. Pour la première fois, j’ai goûté à des paramètres habituellement permis uniquement par la convention de l’exposition. »

Extrait du spectacle Petites Joueuses au musée Louvre en novembre 2024.
© Louis de Ducla
SORTIR DU CADRE
À la fois danseur, chorégraphe, chanteur, artiste de cabaret et historien (il est titulaire d’un master d’histoire contemporaine de l’université Paris-Nanterre et a étudié l’histoire des féminismes au début du XXe siècle), François Chaignaud est un artiste à l’identité insaisissable qui stimule les genres. Dans Romances Inciertos, un autre Orlando, récital créé avec Nina Laisné, il endossait successivement les habits d’une jeune fille partie à la guerre sous l’armure d’un homme au Moyen Âge, puis d’un archange et enfin d’une gitane andalouse androgyne. Avec Nina Laisné, il est récemment parti au Pérou pour préparer Ultimo helecho (La Dernière Fougère), leur prochaine création autour de danses folkloriques de couple originaires d’Amérique du Sud. Pour nourrir son spectacle, il a notamment visité le Museo Larco, le musée d’art pré-colombien de Lima, pour s’inspirer de l’art de la statuaire. « Je ne vais pas autant au musée que je le voudrais. Mais lorsque je voyage, j’essaie de trouver le temps. Il y a peu, j’étais à Cracovie [en Pologne]. Je me suis rendu au musée de la famille Czartoryski, lequel abrite, entre autres, le fameux tableau de Léonard de Vinci La Dame à l’hermine, une des fiertés de la ville. » Il pioche également son inspiration dans les livres d’art et de peinture. « L’histoire de la danse dispose de moins de sources écrites que celle de la musique ou des arts visuels. Comme j’aime me laisser traverser par des pensées plus anciennes, je m’intéresse à des ouvrages sur la musique au Moyen Âge où il y a des figures de moresques. Je m’inspire aussi des tableaux de [Pieter] Bruegel, de la manière dont des corps sont reliés entre eux. J’observe dans les toiles des regards, des ports de tête. Bien souvent, je donne des indications aux danseurs sur la base de documents iconographiques, m’arrêtant sur un détail : un doigt, un sourcil, un œil... À partir de là, le reste du corps s’organise. »
François Chaignaud a travaillé avec le plasticien SMITH pour son installation Désidération, présentée aux Rencontres de la photographie d’Arles en 2021, et noué une collaboration au long cours avec le plasticien Théo Mercier. « Ce qui m’a amusé avec lui, c’est qu’il venait avec des fantasmes. Pour le spectacle Radio Vinci Park, il voulait me voir accomplir une corrida avec un motard. Il va avoir une vision assez objectale des êtres, des formes et des visuels. Il donne un sens graphique à une mise en scène qui provoque des émotions contradictoires. Il a un savoir-faire que je n’ai pas. Je trouve très intéressant de m’y confronter. »
Le chorégraphe, auquel le Festival d’Automne consacrera un portrait en septembre 2025, a visité l’exposition « Apocalypse. Hier et demain », à la Bibliothèque nationale de France, à Paris (jusqu’au 8 juin 2025), où il a beaucoup apprécié les gravures d’Albrecht Dürer – « j’ai vraiment l’impression d’entendre son geste » –, restant toutefois un peu déçu par son propos général. Son premier choc esthétique ? « Je pense plus à des choses musicales que visuelles. J’ai des souvenirs très forts de voix, de musique d’opérette. Ça me saisit, m’électrifie. Sinon, adolescent, je collectionnais les représentations des stars d’Hollywood, comme Lauren Bacall, Marilyn Monroe... Mes parents travaillaient dans l’Éducation nationale. Nous allions au musée, visitions des châteaux et des églises. J’ai la distance suffisante à présent pour réaliser à quel point cela m’a formé et formaté – donné des clés autant que cela m’a déterminé. Quelle que soit notre destination de vacances, toujours en France, nous entrions dans une église romane. Je suis aujourd’hui particulièrement sensible, par exemple, aux tympans de ces édifices. » Cela explique peut-être l’attrait pour le Moyen Âge de cet interprète du répertoire de Hildegarde de Bingen, moniale bénédictine du XIIe siècle. « La période médiévale me fascine. Elle nous donne accès aux fondations de nos cultures. »
François Chaignaud n’est pas collectionneur. Il possède quelques œuvres qu’on lui a données, notamment des photos de SMITH pour lequel il a posé. « Je chéris tellement que la danse soit un art non appropriable que je regarde avec un sourcil un peu froncé l’appétit capitaliste lié aux arts visuels. En revanche, je conserve une quinzaine de tableaux que ma mère a réalisés quand elle était jeune. Elle peignait des visages, disons, un peu cubistes. Je les garde avec affection. » Lui dessine à ses heures perdues. Il a surtout pris le crayon pendant le confinement. « Je maîtrise très bien mes pieds, mais j’ai souvent les mains qui tremblent. Alors je dessine avec beaucoup de force. On retrouve en général les mêmes motifs : des pieds, un sexe, une bouche... Dessiner est un bonheur comparable à celui de danser, dans le sens où c’est une pratique complètement libérée de tout enjeu professionnel. Cela me ferait du bien de dessiner davantage. » François Chaignaud n’a plus qu’à joindre le geste à la parole.
(1) Du 16 octobre 2024 au 3 février 2025.
(2) 18e Journées du film sur l’art, 5-9 mars 2025, auditorium Michel Laclotte, musée du Louvre, Paris.