Le mardi 18 mars a marqué le 35ᵉ anniversaire du plus grand vol d’œuvres d’art de l’histoire – et sans doute aussi le plus important vol de biens en termes de valeur. Aux premières heures du 18 mars 1990, deux hommes déguisés en policiers pénètrent dans le musée Isabella Stewart Gardner à Boston, maîtrisent et menottent les deux gardiens en service, puis s’enfuient plus d’une heure plus tard avec treize œuvres d’art inestimables.
Le crime survient au lendemain de la Saint-Patrick, une fête particulièrement célébrée à Boston, la ville américaine comptant la plus forte concentration de résidents d’origine irlandaise. Pourtant, malgré la présence de fêtards aux abords du musée peu avant le cambriolage, aucun témoin ne remarque quoi que ce soit d’anormal.
Trente-cinq ans plus tard, aucune des œuvres n’a été retrouvée et aucune arrestation n’a été opérée, bien que de nombreuses théories circulent sur l’identité des voleurs et la destination des chefs-d’œuvre disparus – certaines pistes mènent à Philadelphie, en Irlande ou même en Corse.
La valeur des œuvres dérobées demeure une énigme. Même si les treize pièces venaient à être retrouvées et restituées, leur véritable prix sur le marché de l’art resterait difficile à fixer.
Isabella Stewart Gardner (1840-1924), l’héritière excentrique à l’origine de la collection et du musée, avait stipulé dans son testament qu’aucune œuvre ne pouvait quitter la collection. Elle y précisait également que l’accrochage devait rester tel qu’elle l’avait conçu avant sa mort en 1924. Par respect pour cette volonté, le musée a choisi de laisser exposés les cadres vides des peintures volées, un geste à la fois poignant et symbolique, dans l’espoir qu’un jour, les chefs-d’œuvre disparus retrouvent leur place.

La « Dutch Room » photographiée en 1926. Courtesy du musée Isabella Stewart Gardner.

La « Dutch Room » en 2023, sans Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée. Courtesy du musée Isabella Stewart Gardner.
Isabella Stewart Gardner a constitué une collection de renommée mondiale, se distinguant parmi les premiers collectionneurs américains à acquérir avec audace des chefs-d’œuvre de maîtres européens. Parmi les treize œuvres dérobées, figure notamment Le Concert (1662-1664), l’une des 37 peintures connues de Johannes Vermeer, ainsi que Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée (1633), unique marine de Rembrandt van Rijn. Peu après le vol, la conservatrice du musée, Karen Haas, confiait au New York Times que l’ensemble des œuvres volées était estimé à plus de 200 millions de dollars.
De manière étonnante, la toile alors considérée comme la plus précieuse de la collection n’a pas été emportée : L’Enlèvement d’Europe (1560-1562) de Titien, qu’Isabella Stewart Gardner avait acquise en 1896. Ce tableau fut la première œuvre du maître vénitien à entrer dans une collection américaine. À l’époque, elle l’avait acheté 100 000 dollars, soit l’équivalent de 2,5 millions de dollars en 2017, selon le musée.
L’estimation de la valeur d’une œuvre d’art reste cependant toujours approximative. La flambée des prix sur le marché au cours des dernières décennies, l’inflation et surtout la rareté des pièces volées rendent toute évaluation délicate. Isabella Stewart Gardner avait acquis l’essentiel de sa collection au tournant du XXᵉ siècle, souvent par l’intermédiaire de l’historien de l’art Bernard Berenson. Or, des œuvres comparables apparaissent rarement, voire jamais, sur le marché, compliquant toute tentative d’estimation.

Rembrandt van Rijn, Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée, 1633. Courtesy du musée Isabella Stewart Gardner.
L’évaluation la plus fréquemment citée pour les œuvres volées du musée Isabella Stewart Gardner s’élève à 500 millions de dollars. Elle semble remonter à l’an 2000, lorsqu’elle fut avancée par l’agent du FBI Thomas Cassano, comme le rapporte Ulrich Boser dans son livre The Gardner Heist : The True Story of the World’s Largest Unsolved Art Theft(2009). L’auteur raconte qu’au cours d’une conférence sur le vol organisée par l’International Foundation for Art Research à New York, Thomas Cassano estima que la valeur actuelle des œuvres dérobées avoisinait les 500 millions de dollars. L’auditoire, composé de spécialistes de l’art, aurait alors scandé en réponse : « Plus ! Plus ! », suggérant que ce chiffre était en dessous de la réalité. Le FBI s’est abstenu de tout commentaire officiel sur cette estimation, et un représentant du musée Gardner a précisé à The Art Newspaper que ce montant ne provenait pas d’un calcul interne du musée.
En 2023, le directeur de la sécurité du musée, Anthony Amore, affirmait dans un podcast du FBI que les 500 millions de dollars étaient probablement sous-évalués, en raison de l’inflation et des années qui passaient. Déjà en 2019, Otto Naumann, grand marchand de maîtres anciens et ancien vice-président senior de Sotheby’s, estimait que l’ensemble des œuvres volées vaudrait aujourd’hui au moins 1 milliard de dollars – et que Le Concert de Vermeer à lui seul pourrait atteindre près de 500 millions de dollars sur le marché actuel.

Johannes Vermeer, Le Concert, 1663-1666. Courtesy du musée Isabella Stewart Gardner.
L’ancien agent spécial du FBI Robert Wittman, expert dans la recherche d’œuvres d’art et d’antiquités volées, a travaillé sur l’affaire et a confié à The Art Newspaper que ces estimations élevées ne sont « pas si extravagantes ». Il rappelle que le Salvator Mundi, attribué à Léonard de Vinci, a été adjugé 450,3 millions de dollars (frais inclus) chez Christie’s à New York en 2017.
Une autre question se pose : dans quel état seraient les œuvres si elles réapparaissaient ? Cinq tableaux, dont Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée et Le Concert, ont été grossièrement découpés au cutter lors du vol. Les enquêteurs pensent que ces toiles ont pu être enroulées pour faciliter leur transport, une manipulation qui aurait pu gravement endommager ces chefs-d’œuvre plusieurs fois centenaires.
« J’ai eu à traiter d’affaires où des œuvres volées avaient été découpées de leur cadre, puis retrouvées trente ans plus tard dans un état déplorable », confie Robert Wittman. Il a néanmoins plus d’espoir pour les toiles dérobées cette nuit-là qui n’ont pas été lacérées. Dans ses mémoires publiées en 2010, Priceless : How I Went Undercover to Rescue the World’s Stolen Treasures, il revient en détail sur ses investigations concernant la disparition du Christ dans la tempête sur la mer de Galilée et du Concert.

Rembrandt van Rijn, Une dame et un gentilhomme en noir, 1633. Courtesy du musée Isabella Stewart Gardner.
Pour le musée Isabella Stewart Gardner, la valeur des peintures volées est « inestimable, tant pour notre institution que pour le public », nous a déclaré Nathaniel Silver, directeur adjoint et conservateur en chef. À l’occasion du 35ᵉ anniversaire du vol, le musée a dévoilé une installation sonore dans la « Dutch Room », qui a perdu six de ses treize œuvres. L’artiste sonore Skooby Laposky a recréé, par le biais du son, l’atmosphère du Christ dans la tempête sur la mer de Galilée (à écouter ici). Ainsi, face au cadre vide du tableau de Rembrandt, les visiteurs peuvent entendent le bruit des vagues et le chant des oiseaux peuplant la mer de Galilée. En se déplaçant autour du cadre, l’ambiance sonore se transforme progressivement en grondements de tonnerre et en vents déchaînés, évoquant la tempête capturée par le maître hollandais.
Pour retrouver ses trésors, le musée offre toujours une récompense de 10 millions de dollars pour toute information menant directement à la restitution des œuvres volées. « Nous faisons appel au public pour partager toute information pouvant conduire à leur récupération, ajoute Nathaniel Silver. Isabella Stewart Gardner a légué son musée pour "l’éducation et le plaisir du public à jamais", et nous espérons que ces chefs-d’œuvre vont être retrouvés, pour le bénéfice de tous. »