L’invitation de la mode au musée peut être une fête : Madame Grès au musée Bourdelle (1), à Paris, Alaïa dans la salle Matisse au musée d’Art moderne de Paris (2) ou parmi les sculptures de la Galleria Borghese (3), à Rome, sans oublier la scintillante constellation « Yves Saint Laurent aux musées (4) ». Ou bien une épreuve, comme la rétrospective Dolce & Gabanna au Grand Palais (5), à Paris, accumulation de clichés touristiques et de lourdes copies d’œuvres patrimoniales.
Car l’aventure n’est pas sans risques. Celui de se perdre dans la fascination pour le luxe (matières somptueuses, heures de travail...) ou la focalisation sur le « message sociétal » du vêtement. Celui de caler devant les paradoxes du rapport de la mode à ses sources – prête à revendiquer les inspirations valorisantes, moins à reconnaître ce qu’elle doit à l’appropriation. Sans oublier la complexité de la négociation avec celles qui sont souvent à la fois l’objet des expositions et leur principal soutien financier : les maisons.
UN INSTANTANÉ DE LA MODE
À tous égards, « Louvre Couture », exposition imaginée par Olivier Gabet, conservateur au département des objets d’art, est une réussite. D’abord grâce à la justesse de son contexte, les extraordinaires salles du département des objets d’art du musée, qui permet de résoudre les sempiternelles disputes sur le statut de la mode (la mode est-elle un art, et le couturier un artiste?) par un statement aussi simple qu’imparable: un objet de mode n’est ni un objet à valeur d’usage ni une œuvre d’art, c’est un objet d’art.
Deuxième clé du succès, le choix d’un point de vue non normatif, qui rassemble très largement l’écosystème de la mode, de la couture au prêt-à-porter, du vintage aux « pièces de répétition patrimoniale », de l’état intermédiaire (magnifiques patrons en toile de Balenciaga) au fini plus que parfait, des couturiers-fondateurs aux stylistes-successeurs. Ce dernier parti pris, qui peut être problématique dans les expositions « monomarques », voire contre-productif lorsqu’il rend évidents les abîmes qualitatifs entre les décennies, fonctionne ici très bien, car l’objectif est de dresser un grand portrait de famille de la mode d’aujourd’hui. Non pas d’écrire une histoire, mais de proposer un instantané. De faire entrer au Louvre la couture vivante, comme Yves Saint Laurent fut le premier couturier exposé de son vivant au Metropolitan Museum of Art, en 1983, à New York. De mettre en perspective, sans discours théorique ajouté, les univers stylistiques dont elle procède, la manière dont elle se donne à voir et à désirer, dont elle fonctionne.
Troisième facteur majeur de la réussite de cette proposition, son esprit. Dans la tradition du XVIIIe siècle (qui constitue le cœur de l’exposition, même si son cadre chronologique va de Byzance au Second Empire), cet esprit réfute lourdeur et prétention, pour, comme le disait Montesquieu en pleine période Pompadour : «Faire les choses frivoles sérieusement, et gaiement les choses sérieuses (6). » Aux antipodes de la littéralité, ses plus beaux moments ne sont donc pas ceux des évidences tautologiques (Roseberry, Scott, Lagerfeld 2019, Givenchy...), mais ceux qui laissent le plus de place à l’implicite, à la distance (les hybridations visionnaires d’Alexander McQueen, John Galliano, Jun Takahashi, Iris van Herpen), à la fluidité réelle (Lagerfeld 1973 ou 1976) ou rêvée (Jonathan Anderson), qui manifestent les relations indirectes entre la mode et ses sources d’inspiration.
La scénographie fonctionne, elle aussi, d’autant mieux qu’elle est plus libre, qu’elle s’éloigne davantage des codes du commerce (les accessoires en vitrine) ou des expositions de mode (les compositions sur podium), pour jouer de la surprise, de l’apparition (John Galliano, Balenciaga, Yohji Yamamoto), de l’envol. À elle seule, la vision des silhouettes de Gareth Pugh, Paco Rabanne et Jonathan Anderson, perchées au-dessus des vitrines Renaissance comme un niveau supérieur de lecture et de beauté, vaut la visite et s’imprime dans la mémoire. Le côté palimpseste de la chose.
(1) « Madame Grès. La couture à l’œuvre »,
25 février-24 juillet 2011, musée Bourdelle, Paris.
(2) « Azzedine Alaïa dans la salle Matisse »,
28 septembre 2013-26 janvier 2014, musée d’Art moderne de Paris.
(3) « Azzedine Alaïa, couture, sculpture »,
11 octobre-25 octobre 2015, Galleria Borghese, villa Borghese, Rome.
(4) « Yves Saint Laurent aux musées »,
29 janvier-15 mai 2022, Centre Pompidou, musée d’Art moderne de Paris, musée du Louvre, musée d’Orsay, Musée national Picasso-Paris et musée Yves Saint Laurent, Paris.
(5) «Du cœur à la main: Dolce&Gabbana»,
10 janvier-31 mars 2025, Grand Palais, Paris.
(6) Montesquieu, De l’esprit des lois, livre 19, chapitre V, 1748.
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« Louvre Couture. Objets d’art, objets de mode », 24 janvier-21 juillet 2025, musée du Louvre, rue de Rivoli, 75001 Paris, louvre.fr