L’objet, sorti de son sac à main, est à peine plus grand et plus épais qu’une boîte d’allumettes. Sa base est en bois dur, et sa surface travaillée, quasiment noire, est usée par le temps. « C’est un tampon d’ex-libris qui m’a été offert, à ma naissance, par un ami de mes parents, artiste et professeur d’arts plastiques en lycée. Il y a gravé mon œil grand ouvert de bébé et y a ajouté le premier vers du “Lied Lynceus des Türmers” du Faust de [Johann Wolfgang von] Goethe : “Zum Sehen geboren [Né pour voir]”. Mais je ne l’ai réellement utilisé qu’à partir du moment où, adolescente, j’ai pu avoir mes propres livres. » Cet ange gardien, issu du monde de l’art et de l’éducation, avait-il la prescience que Claire Bernardi étudierait bien plus tard l’allemand, qu’elle se tournerait tout d’abord vers la recherche, avant de devenir une conservatrice générale du patrimoine réputée tant aux yeux de ses pairs que des artistes d’aujourd’hui ? Sans oublier les visiteurs qui sont plus d’un million chaque année à pousser les portes du musée de l’Orangerie, à Paris, à s’ébahir devant l’ensemble époustouflant des Nymphéas de Claude Monet, à contempler la collection Walter Guillaume et, surtout, à parcourir des expositions temporaires qu’elle y programme depuis 2022. Certains participent au cycle « Danse avec les Nymphéas », qui a mis en avant la richesse de l’héritage de la danse moderne et contemporaine, ou au cycle « L’Écho des Nymphéas », lequel fait résonner littérature, musique et peinture.
NÉE POUR VOIR
Pourtant, rien ne prédisposait a priori Claire Bernardi à ce début de carrière exemplaire : « J’ai grandi à Marseille. Chez mes parents, il n’y avait que des affiches sur les murs, mais je pouvais feuilleter les catalogues des expositions que programmait à l’époque Bernard Blistène, comme “Danses tracées” ou “Poésure et peintrie” [au centre de la Vieille Charité, à Marseille, respectivement en 1991 et 1993]. » Élève studieuse, elle étudie le latin, le grec et, donc, l’allemand classique, poursuit par les classes préparatoires littéraires, et se destine à la recherche en philosophie et en esthétique. Mais la première page de chacun de ses livres d’étude, qu’elle tamponne consciencieusement, lui rappelle qu’elle est « né pour voir » plus que « née pour écrire ». « Un signal qui m’a permis de ne jamais perdre de vue l’œuvre qui se tient devant nous et qui nous fait face, commente-t-elle. Ce qui n’empêche pas l’analyse longue et élaborée. Mais il ne faut pas négliger le regard direct sur l’œuvre. Mon “objet” est une sorte de “souviens-toi”, un talisman pour ne rien oublier de ce que sont l’art et les œuvres au plus profond. »
Aussi Claire Bernardi passe-t- elle le concours de conservateur de musée qu’elle réussit brillamment. Elle fait ses premiers pas au Centre national des arts plastiques, à Paris, pour y gérer les collections modernes, puis entre, à 30 ans à peine, au musée d’Orsay – dirigé à l’époque par Guy Cogeval –, comme conservatrice en cheffe du département des peintures de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Elle se passionne dès lors pour Paul Gauguin, les artistes de l’École de Pont-Aven, et en particulier Paul Sérusier : « Son tableau Le Talisman, paysage au bois d’Amour aurait pu être également mon “objet de...” ! » Claire Bernardi y développe déjà des contrepoints contemporains et pilote les expositions « Gauguin l’alchimiste » (2017- 2018) et « Picasso bleu et rose » (2018-2019). De « l’art comme exercice de la connaissance », elle bascule définitivement à « l’art comme expérience du voir », ainsi que le professe Goethe : « Né pour voir/ Nommé pour regarder [...] Vous, les yeux heureux,/Tout ce que vous avez vu/Quoi qu’il en soit,/C’était si beau ! »
Mais c’est surtout l’exposition « Edvard Munch. Un poème de vie, d’amour et de mort » (2022-2023) qui marquera son passage à Orsay. « Munch, c’est l’œil malade, précise-t-elle immédiatement. Il écrit ainsi dans l’un de ses carnets de notes : “La maladie, la folie et la mort étaient les anges noirs qui se sont penchés sur mon berceau.” Pour La Frise de la vie, il organise son discours autour de l’amour, puis l’élargit à d’autres grands mouvements de l’âme tels l’angoisse, le doute existentiel et la confrontation avec la mort ». Rien de commun, donc, avec son propre « œil talisman ».

L’ex-libris de Claire Bernardi, 1981.
Courtesy de Claire Bernardi
REDÉFINIR LE REGARD
Le départ de Cécile Debray pour la direction du Musée national Picasso-Paris en fin d’année 2021 l’incite à traverser la Seine, sans toutefois quitter véritablement le musée d’Orsay. « J’ai choisi l’Orangerie pour les œuvres avant tout, cet équilibre entre Claude Monet et la collection Walter Guillaume, ainsi que pour la qualité du lieu. C’est un écrin au sein duquel on peut redéfinir le regard du spectateur en lui proposant des points de vue singuliers. » Elle tient, enfin, sa machine à voir ! L’exposition « Chaïm Soutine/Willem de Kooning, la peinture incarnée » (2021-2022) en sera l’exemple parfait. « [La} visiter en compagnie de l’artiste Marlene Dumas a été particulièrement intense. Elle y redécouvrait le premier comme le second. » Dès lors, dans chacun de ses projets, elle place l’artiste comme premier visiteur. Aussi a-t-elle intitulé l’exposition qu’elle a consacrée à l’œuvre de Robert Ryman « Le regard en acte » (2024). Activer le regard devient alors sa profession de foi autant que sa ligne de conduite.
Fin avril sera inaugurée une exposition promise à un vif succès et qu’elle a titrée « Dans le flou, une autre vision de l’art de 1945 à nos jours (1) ». « Les Nymphéas ont longtemps été regardés par les artistes ou étudiés par les historiens comme le parangon d’une peinture abstraite, sensible, annonciatrice des installations immersives d’ampleur, tient-elle à préciser. En revanche, le flou qui règne sur les vastes étendues aquatiques des grandes toiles de Claude Monet est resté un impensé. » Puis de conclure : « Il nous semble à présent pertinent et plus fécond d’explorer cette dimension de l’œuvre tardive de Claude Monet comme un véritable choix esthétique dont la postérité doit être mise au jour. » Encore et toujours une affaire d’œil, de regard, de vision...
Au-delà, les projet se multiplient, consacrés à Berthe Weill, la première galeriste des avant-gardes installée sur la butte Montmartre, à l’œuvre du Douanier Rousseau, grâce à un partenariat avec la Barnes Foundation, à Philadelphie (déjà partenaire en 2021 de l’exposition « Chaïm Soutine/Willem de Kooning, la peinture incarnée »), laquelle accepte de se séparer de l’ensemble de ses tableaux du Douanier Rousseau, le fonds le plus important hors de France, afin qu’il rejoigne celui de Paul Guillaume, le marchand qui avait conseillé Albert Barnes à l’époque. Mais c’est 2027 qui marquera son second mandat : cette année seront fêtés les centenaires du musée, de la naissance de Claude Monet et de l’installation du cycle des Nymphéas à l’Orangerie. Un triple hommage qui n’a pas l’air de l’effrayer. Son œil veille sur les pages blanches de tout ce qu’il lui reste à étudier, à voir et à exposer.
(1) Du 30 avril au 18 août 2025.