BANGKOK. Sous la très relative fraîcheur des grands arbres, les moines bouddhistes assis en tailleur murmurent leurs prières, reliés par le Sai Sin, le cordon sacré. Comme le veut la tradition, ils accordent leur bénédiction pour inaugurer Khao Yai Art Forest, sous le regard attentif de la mécène Marisa Chearavanont, à l’origine du projet, de Stefano Rabolli Pansera, directeur du site, d’une princesse thaïe, de l’ambassadeur de France et d’autres insignes invités. Situé à l’est de Bangkok, à proximité d’un grand parc naturel, ce lieu a vu le jour en février 2025 après plusieurs années de gestation. Un événement pour la Thaïlande, et pour cette région d’Asie, que ce parc de sculptures et autres œuvres d’art contemporain (dont la vidéo) qui mêle grands noms internationaux (Richard Long, Elmgreen & Dragset...) et artistes thaïlandais (Ubatsat, Araya Rasdjarmrearnsook...).
C’est ainsi qu’ont été inaugurés les lieux avec Louise Bourgeois, une légende, de surcroît avec son œuvre la plus emblématique : Maman (1999), une épreuve d’artiste d’une version de son araignée, en format géant, qui comprend sept exemplaires, conservés dans des musées ou collections privées. Pour la première fois, le célèbre arachnide pose ses longues pattes en Thaïlande. Installé à côté de rizières nouvellement créées, le « monstre » produit son effet à l’arrivée sur le site... Maman ne restera pas à Khao Yai Art Forest : la pièce a été prêtée par l’Easton Foundation, une organisation caritative et non lucrative établie par Louise Bourgeois dans les années 1980 pour perpétuer son travail et gérer sa succession. Marisa Chearavanont a de la sorte évité une (très) grosse dépense, ce qui lui permet de concentrer ses moyens sur le développement de ce parc de sculptures de plusieurs dizaines d’hectares, combinant art et expérience culinaire, ou commandes passées à de jeunes artistes... C’est un signal fort de ses ambitions à l’égard de l’art, qu’elle a envoyé lors du lancement de son site pastoral.
« Il est très positif d’offrir un tremplin aux artistes thaïlandais et de faire venir en parallèle des artistes internationaux. »
Interagir avec la nature et avec les visiteurs
« C’est une très bonne initiative, quel que soit l’agenda, car il n’existe pas tant d’espaces artistiques et culturels en Thaïlande, malgré une population comparable à celle de la France, le contexte étant très différent de l’Europe », confie le commissaire et spécialiste d’art asiatique Jean-Marc Decrop, basé à Bangkok et à Hong Kong. Il poursuit : «Faire intervenir des artistes sur et dans la nature est une très bonne chose. De même, il est très positif d’offrir un tremplin aux artistes thaïlandais et de faire venir en parallèle des artistes internationaux. »
Pour comprendre la volonté – et la nécessité ! – de remettre la nature à l’honneur, il faut revenir dans la capitale, ville tentaculaire de 19 millions d’habitants si l’on inclut l’immense banlieue, hérissée de gratte-ciel toujours plus nombreux et d’interminables bouchons automobiles. C’est dans ce cadre très urbain qu’a ouvert en 2024 la Kunsthalle, autre création de Marisa Chearavanont implantée dans le quartier de Chinatown. Le bâtiment brutaliste des années 1950 a presque été laissé tel quel. Il est remarquable par ailleurs que ni Khao Yai Art Forest ni la Kunsthalle ne portent le nom de leur fondatrice, celui de son mari ou celui de son prospère conglomérat familial, ne participant ainsi pas à leur publicité. L’objectif du directeur de l’Art Forest, Stefano Rabolli Pansera : « Créer un lieu dans un style Fast and Furious, un lieu où l’œuvre change au contact des lieux, dans une transformation mutuelle, tout sauf un white cube. » Lors de notre passage, une exposition de Richard Nonas se déployait au rez-de-chaussée. Marisa Chearavanont pointe l’impact et le succès de l’installation de Yoko Ono, une longue table qui a permis aux visiteurs d’interagir avec l’œuvre. Les étages sont en cours d’aménagement, tandis que des résidences d’artistes sont organisées in situ. Le projet se distingue par sa programmation vidéo, excellente. Un espace lui est dédié, ayant accueilli des projections de Surapong Pinijkhar, Ming Wong, Doug Aitken et Lawrence Lek. L’art vidéo est d’ailleurs l’un des points forts de la scène thaïlandaise actuelle, dans le sillage du réalisateur Apichatpong Weerasethakul.

Louise Bourgeois, Maman, 1999, bronze, acier et marbre, Khao Yai Art Forest, Bangkok, Thaïlande. © The Easton Foundation. Courtesy de Khao Yai Art Forest. Photo Andrea Rossetti
Une multitude d’événements
Ce site permanent et pérenne vient en complément d’autres manifes- tations devenues incontournables, comme la Bangkok Galleries’ Night, d’initiative française, ou la Bangkok Art Biennale, dont la direction artis- tique est assurée depuis l’origine par Apinan Poshyananda. Dotée d’un très solide comité de conseillers, duquel font partie le commissaire Jean-Hubert Martin ou l’artiste Marina Abramović, la Biennale a su, sous l’égide de son directeur, intégrer durant l’hiver 2024-2025 nombre d’œuvres ambitieuses et d’artistes renommés, parmi lesquels Adel Abdessemed, Anish Kapoor, Joseph Beuys, Louise Bourgeois (dans le temple de Wat Pho, une première dans un lieu sacré à Bangkok !)... Cet événement – au financement surtout privé – réussit avec finesse à aborder des thèmes assez vastes, féministes, queer, et même à inclure la nudité, qui, paradoxalement, fait partie des tabous dans ce pays par ailleurs très ouvert.
La scène de la capitale thaïlandaise, laquelle compte également le Jim Thompson Art Center parmi ses lieux phares – ayant accueilli une exposition de Kader Attia1 –, doit prochainement s’étoffer. Après l’ouverture en 2024 du Kunawong House Museum, abritant la collection d’art thaïlandais des XXe et XIXie siècles bâtie par l’homme d’affaires Sermkhun Kunawong, sont annoncées pour la fin 2025 la « vraie » première édition d’une petite Foire d’art contemporain, Access Bangkok, dans une ancienne gare désaffectée après un galop d’essai dans un hôtel en 2024, ainsi que l’ouverture du musée privé de l’excentrique collectionneur Petch Osathanugrah, décédé en 2023. De quoi rendre Bangkok plus présente sur la scène asiatique... et mondiale.