« Espérons que cette affaire agisse comme un détonateur dans le milieu de l’art contemporain, encore très hermétique à la libération de la parole. » En conclusion de son éditorial, qui présente l’enquête menée ces deux dernières années par les journalistes Willy Le Devin et Claire Moulène, publiée en une de Libération dans son édition du 17 avril 2025, et titrée « Pédocriminalité dans l’art : le système Claude Lévêque raconté par ses victimes », Hamdam Mostafavi écrit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. « Comment un système peut-il perdurer si longtemps sans que personne, jamais, ne parle ? » interroge l’éditorialiste, avant d'avancer cette réponse : « La stature du monument vivant auquel on s’attaque fait taire les témoins, ou détourner les regards. Pourtant, souvent, on découvre a posteriori que certains ont tenté de dire l’indicible. » Claude Lévêque est-il en passe de devenir le Harvey Weinstein ou le Gérard Depardieu du monde l’art ?
L’artiste de 72 ans, dont les œuvres figurent dans de prestigieuses collections publiques et privées, a représenté l’Hexagone à la Biennale de Venise en 2009 avec son installation Le Grand Soir au sein du pavillon français. Mis en examen depuis 2023 pour « viols sur mineur de 15 ans », « viols sur mineur par personne ayant autorité de droit ou de fait sur la victime », et « agressions sexuelles sur mineur de 15 ans par personne ayant autorité » – une première plainte a été déposée en 2019, a révélé Le Monde en 2021 –, il a reconnu une partie des faits, contestant toutefois avoir entretenu des relations avec des mineurs de moins de 15 ans.
Alors que l’enquête judiciaire, ouverte par le parquet de Bobigny (Seine-Saint-Denis), en mai 2019, pour « viols et agressions sexuelles sur mineurs de moins de 15 ans », est toujours en cours, six témoignages inédits publiés par Libération apportent de nouveaux éléments à charge. « Plusieurs hommes abusés par l’artiste dénoncent pour la première fois des faits non prescrits, ouvrant la possibilité d’un procès », écrit le quotidien. Âgées aujourd’hui de 35 à 60 ans, ces victimes, présentées à l’époque comme des assistants, relatent des faits s’étendant de 1979 à 2009, mettant à jour un « mode opératoire bien rodé chez le plasticien, un véritable système vicieux qui piège des familles entières, des fratries, des parents, souvent détruits par la culpabilité. » Les garçons ont entre 8 et 14 ans lors des premières agressions sexuelles.
« Leurs histoires démontrent la toxicité du système reproduit par Claude Lévêque sur plus de quarante ans et écartent définitivement l’argument trop souvent brandi d’une époque aux mœurs libertaires », écrivent les auteurs de l’enquête. Et de poursuivre : « Claude Lévêque s’incruste dans la famille. […] Cette façon de se fondre en douceur dans le paysage familial, d’apporter le grain de fantaisie qui y fait peut-être défaut, est au cœur du système Lévêque. Les enfants sont mis en porte-à-faux avec leurs parents, portent de lourds secrets, et subissent un conflit de loyauté d’où l’artiste sort systématiquement vainqueur. » « Il a évolué méthodiquement et a reproduit les mêmes comportements », témoigne ailleurs l’une des trois victimes dont les faits ne sont pas prescrits.
Brouillant les pistes entre création et crimes sexuels, le plasticien, connu pour ses installations liées à l’univers de l’enfance, a fait cosigner certaines de ses œuvres par ses victimes. « Elles étaient là, sous nos yeux, les victimes de Claude Lévêque, cosignataires de son travail », cingle Libération, rappelant que ce « maître du clair-obscur » se voulait aussi mentor, introduisant ses victimes dans le milieu artistique, « mettant en lumière ses proies pour mieux les effacer ». Laurent Faulon, le premier à avoir déposé plainte en 2019, est ainsi devenu un artiste reconnu, largement encouragé par Lévêque.
Les témoignages accablants recueillis par Libération pourraient apporter une pierre décisive à l’enquête judiciaire en cours. « C’est un grand manipulateur. Il sait qu’il a commis des crimes, assure l’une des victimes du plasticien. […] Lévêque m’a dit avoir fait un ménage après un coup de filet où plusieurs personnes du milieu artistique ont eu un peu chaud au début des années 2000. À ce moment-là, il a détruit plein de trucs. » « Si ça se sait, les gens ne comprendront pas, ça pourrait m’attirer des ennuis », rapporte un autre homme, citant des propos tenus par l’artiste lors d’un dîner.
Alors que la parole se libère, l’étau se resserre sur un prédateur longtemps protégé et fugitif. L’affaire Lévêque pourrait signer la fin de l’omerta et ouvrir la boîte de Pandore, incitant à tirer les fils d’autres révélations. Un #MeToo du monde de l’art que beaucoup appellent de leurs vœux, actant un changement d’époque.