C’est un collectionneur hors normes et iconoclaste qui vient de disparaître à l’âge de 90 ans. Une force de la nature qui jusque très tard dans sa vie nageait plusieurs kilomètres par jour jusqu’à épuiser ses compagnons de natation, passait son temps à voyager – jusqu’à 16 allers-retours en Chine en 2019, à 85 ans passés ! – avec une curiosité insatiable pour les tendances, les nouveaux territoires en affaires comme en art. Il avait encore acheté au salon Paris Photo, en novembre 2024, dont une œuvre de Katie Morris, dans le secteur dédié au digital. Cette composition avait été réalisée à partir d’une vue de Google Earth retravaillée par un programme développé avec l’IA. Jamais, bien au contraire, Guy Ullens n’aura été prisonnier de ce que l’on attendrait du milieu social où il a grandi… Le baron belge, qui partageait son temps entre Verbier en Suisse, la Belgique et la France qu’il aimait beaucoup, « a eu une vie extrêmement remplie. L’art, c’était sa vie : un art de vivre, une pratique au quotidien. Il vivait avec ses œuvres, les décrochait, en remettait d’autres, et n’aimait rien tant que de rencontrer et soutenir les artistes. Il a collectionné sans discontinuer pendant six décennies de 1960, dès sa jeunesse, à 2024 », résume le commissaire d’exposition Jérôme Neutres.

Installation d'Elias Crespin, dans l’exposition « Art must be artificial » au Diriyah Art Futures (novembre 2024-fevrier 2025). Photo : D.R.
Administrateur et curateur de la Fondation Guy et Myriam Ullens depuis 2019, ce dernier a été au cœur de la dernière grande passion de l’homme d’affaires, dont la famille a fait fortune dans le sucre avant que le baron ne l’oriente vers l’agroalimentaire. Cette passion, c’était l’art digital. Son dernier grand voyage à l’étranger l’a conduit en novembre 2024 à Riyad, en Arabie saoudite. L’exposition inaugurale du Diriyah Art Futures – auprès duquel l’École du Fresnoy (Tourcoing) est d’ailleurs impliquée – présentait sa collection de « Computing Art », allant des figures historiques des années 1960 à aujourd’hui, de Vera Molnar à Refik Anadol, John Gerrard ou Ryoji Ikeda. « Ces artistes en quête de nouveaux territoires le fascinaient, souligne Jérôme Neutres, commissaire de cette exposition. Il ne faut pas oublier que Guy Ullens a fait ses études à la Stanford University aux États-Unis, berceau de l’intelligence artificielle, et a baigné dans cette génération qui partageait une même vision optimiste du développement scientifique, et aussi de ce qu’il pouvait apporter à l’art ! ». Une passion qui l’aida sans doute à survivre aux tragédies familiales de ces dernières années… dont l’assassinat de sa dernière épouse, Myriam Ullens, il y a deux ans par son fils.

Guy et Myriam Ullens avec Jérôme Sans à l’UCCA en 2009. Courtesy Jérôme Sans
Si, dans les années 1960, guidé par la galeriste Denise René, il épouse déjà la création de son temps avec l’art cinétique, c’est deux décennies plus tard qu’il va vraiment se distinguer. Guy Ullens regarde vers la Chine, « dans un contexte très compliqué. Il est l’un des rares à avoir compris l’avènement d’une nouvelle génération d’artistes dans les années 1980 dans l’Empire du Milieu », confie Jérôme Sans. Soit bien avant que le marché ne s’enflamme pour ces artistes dans les années 2000… Guy Ullens aura toujours aimé s’entourer des meilleurs spécialistes. Tel l’expert en art contemporain chinois Jean-Marc Decrop, qui joua un rôle central dans l’édification de sa collection aux côtés de Johnson Chang, directeur de la Hanart TZ Gallery – ils furent co-commissaires de l’exposition de sa collection « Paris-Pékin » en 2002 à l’Espace Cardin à Paris…
Non content de monter une très vaste collection (qu’il revendra bien plus tard aux enchères ou placera dans des musées ou collections), Guy Ullens s’attelle ensuite avec son épouse Myriam à la création d’un lieu pérenne en Chine pour montrer le travail des artistes : l’UCCA (Center for Contemporary Art) qui voit le jour à Pékin en 2007. Le tout premier lieu privé d’art contemporain en Chine ! « Il aurait pu facilement être adoubé par ses pairs en ouvrant une fondation en Suisse ou en Belgique, en choisissant des artistes déjà validés par l’élite, mais il a préféré être visionnaire en souhaitant redonner à la Chine sa place artistique, explique Jérôme Sans, qui fut le premier directeur de l’institution, aujourd’hui dirigée par Philip Tinari. Malgré les avis des uns et des autres qui voulaient le dissuader d’ouvrir un lieu en Chine, il a tenu bon. Il voulait offrir un outil d’un nouveau genre à la Chine, un lieu qui progressivement deviendrait chinois ». La structure a, depuis Pékin, essaimé en l’UCCA Dune en bord de mer, en l’UCCA Edge, à Shanghai, et enfin l’UCCA Clay à Yixing, centre dédié à la céramique. Des lieux qui accueillent des expositions d’artistes occidentaux et asiatiques, de Yan Pei-Ming à Olafur Eliasson…
S’il s’en était progressivement désengagé, Guy Ullens a jusqu’à la fin de sa vie gardé des liens avec l’UCCA, qui d’ailleurs conservera son nom… Mécène de plusieurs fondations gérant entre autres un orphelinat et une école au Népal, dessinée par Rem Koolhaas, il collectionna aussi des artistes indiens, américains de la jeune scène de Los Angeles, ou encore Rashid Johnson, Thomas Houseago, Pascale Marthine Tayou. « Il avait des goûts très éclectiques car il achetait avec ses yeux ce qui le touchait, et pas avec ses oreilles. Le point commun de tous ces artistes ? C’étaient des inventeurs de formes qui ont tous tenté de proposer un nouveau style, voire une nouvelle pratique », résume Jérôme Neutres. Un aventurier en quête d’inventeurs…