Disparu à l’âge de 90 ans le 19 avril 2025, le Belge Guy Ullens, pour lequel une messe était prévue ce samedi 27 avril au Sablon, au moment de la foire Art Brussels, mais qui a été annulée in extremis par la famille, restera comme un collectionneur visionnaire, mais aussi avisé. Dès les années 1980, parmi les pionniers, il se prend de passion pour l’art contemporain chinois, alors que l’Empire du Milieu attire de plus en plus les regards. « Guy Ullens était un visionnaire et un être généreux, se souvient l’expert Jean-Marc Decrop, qui fut son conseiller pour bâtir cette collection. Alors que beaucoup le prenaient pour un fou de s’investir autant dans l’art contemporain chinois, lui en avait tout de suite perçu l’importance et le potentiel. L’ouverture de l’UCCA [Ullens Center for Contemporary Art] à Pékin en 2007 relevait d’une volonté de partager cette passion et d’aider les artistes ».
Partagée avec sa deuxième épouse, Myriam Ullens, cette passion le conduit à rassembler quelque 1 500 œuvres ! Il en expose une partie en 2002 à l’Espace Cardin à Paris. Puis, le couple s’attelle à la création d’un lieu privé pérenne à Pékin dévolu à l’art contemporain, le premier du genre en Chine. C’est vers 2010 que le baron belge souhaite se séparer de sa collection d’art contemporain chinois, qui n’est pas rattachée à l’UCCA. Son but : la préserver dans un musée ou une collection permanente, mais aussi éviter des problèmes de succession entre les enfants de ses deux mariages... Il en disperse une partie aux enchères principalement chez Sotheby’s Hong Kong à partir d’avril 2011. Un test : la vente essuie les plâtres avec succès, générant des records pour certains artistes chinois et participant à la construction du second marché pour l’art contemporain de ce pays. Le marché pour l’art contemporain chinois bouillonne… Un triptyque de Zhang Xiaogang se vend plus de 10 millions de dollars, record à l’époque pour tout artiste contemporain asiatique. La vente d’avril 2011 totalise la bagatelle de 55 millions de dollars ! Signe de sa qualité, Chen Dongsheng, le fondateur de la maison d’enchères chinoise Guardian et d’une importante compagnie d’assurances, Taikang Insurance Group, fait de nombreuses emplettes lors de cette vente. Bien plus tard, en 2020, Guy Ullens vendra séparément à Taikang Insurance Group pour un peu plus de 1 million de dollars One Man, Nine Animals, installation de Huang Yong Ping, prototype en plâtre et métal couvert de feuille d’argent. C’est avec cette œuvre, des animaux sculptés perchés sur de hauts fûts de bois, que l’artiste avait représenté la France – avec Jean-Pierre Bertrand – à la Biennale de Venise en 1999. La collection fera l’objet d’un livre publié par Taikang Insurance Group sur le musée de la compagnie d’assurances.
Plus tard, Guy Ullens se sépare aux enchères de son tableau La Cène de Zeng Fanzhi, qui s’envole à plus de 23,5 millions de dollars. Une jolie culbute pour une œuvre acquise, dit-on, près de 20 000 dollars… Au total, quelque mille pièces passent sous le marteau. Après le pic des records, des ventes ultérieures donneront des résultats plus inégaux, « certaines œuvres ne valant plus rien alors que le marché retombe un peu », observe un conseiller international.

Yang Jiechang, 100 layers of ink, oeuvre exposée dans « Les magiciens de la terre » au Centre Pompidou en 1989. Photo courtesy de l'artiste
En réalité, ces étincelles aux enchères ne représentent que la partie émergée de l’iceberg, le plus spectaculaire et le plus visible par rapport à de longues et minutieuses tractations jusqu’ici restées très discrètes. Ces négociations de haut niveau s’apparentent souvent à du sur-mesure et font partie des opérations les plus sophistiquées du marché de l’art. Conseillé par la banque Lazard et par Boston Consulting Group (BCG, par ailleurs impliqué dans la Ullens School ouverte par le couple au Népal), Guy Ullens ambitionne d’abord, en toute logique, de réaliser une vente globale de la collection et de l’UCCA – on parle de 200 millions de dollars pour le tout. « Des négociations en vue de la vente à la banque Minsheng sont menées presque à leur terme, confie un connaisseur belge du dossier, mais au dernier moment, la transaction est cassée par ses interlocuteurs ». Changement de stratégie. Les conseillers de l’homme d’affaires proposent alors une vente séparée de la collection, par étapes. Ils dressent une « shortlist » de sept acquéreurs potentiels. Dont le Guggenheim Abu Dhabi. Parmi les clauses établies entre le Guggenheim Museum et les Émiratis, ces derniers, qui veulent offrir un autre prisme que celui des musées occidentaux, imposent que les acquisitions soient au moins pour 50 % des artistes non occidentaux, donc asiatiques, arabes, africains… La vente de la collection Ullens tombe alors à pic, permettant à la future institution du Golfe de bénéficier d’un ensemble cohérent déjà rassemblé et d’œuvres glanées aux meilleures sources…

Le théâtre du monde (1993) présenté de Huang Yong Ping présenté en 2018 au Guggenheim Bilbao. Courtesy Guggenheim Bilbao
Le Guggenheim fait donc « son shopping » avant même que la collection ne soit dispersée aux enchères et acquiert 35 pièces pour un montant total d’environ 50 millions de dollars. Cet ensemble comprend des œuvres majeures de l’art chinois signées Huang Yong Ping, Ai Weiwei, Chen Zhen, Zhang Peili, Yang Fudong, Cai Guo-Qiang, Xu Bing, Yang Jiechang… Des exemples ? Acquis pour plus de 2 millions de dollars, Le théâtre du monde (1993) de Huang Yong Ping a défrayé la chronique en 2017 quand le Guggenheim Abu Dhabi la prête au Guggenheim de New York après l’avoir acquise. Sous la forme d’un vivarium rempli d’une centaine d’insectes et de reptiles, qui au fil de l’exposition devaient dévorer les plus petits, l’œuvre se veut une métaphore darwinienne de la société humaine et particulièrement chinoise. Des pétitions en faveur de la cause animale avaient alors contraint le musée à retirer l’œuvre de l’exposition… La pièce avait aussi été présentée dans « L’Art et la Chine après 1989 : le théâtre du monde » au Guggenheim Bilbao en 2018.
Du même artiste figure désormais dans la collection du Guggenheim son Serpent, long squelette d’un monstrueux reptile comme issu de temps immémoriaux… Une première version de 130 mètres fut installée dans le cadre du « Voyage à Nantes » sur la plage de Saint-Brevin-les-Pins, en Loire-Atlantique, en 2012, puis l’artiste en réalisa une autre encore plus grande pour « Monumenta » au Grand Palais quatre ans plus tard.
Autre œuvre phare de la collection acquise pour le Guggenheim Abu Dhabi, le quadriptyque de Yang Jiechang 100 layers of ink a d’abord été montré au Centre Pompidou, à Paris, dans le cadre de l’exposition historique « Magiciens de la Terre », sous le commissariat de Jean-Hubert Martin. Achetée par Guy Ullens, elle fut ensuite exposée à l’UCCA à Pékin. Font aussi partie de cet ensemble Crystal Landscape of Inner Body de Chen Zhen, United Nation -Silk Road de Gu Wenda ou Bat Project I & II de Huang Yong Ping… La vente sera finalisée vers 2010, avant donc la série de dispersions aux enchères.
La collection de Guy Ullens acquise par le Guggenheim Abu Dhabi sera probablement dévoilée pour son ouverture sur l’île de Saadiyat, prévue pour fin 2025. « Les Émiratis visent entre autres le tourisme chinois et avec cette collection constituée de pièces exceptionnelles, ils ont un atout de plus pour les séduire », conclut un fin connaisseur du Golfe.