Je me souviens d’« Untitled » (Blood), d’« Untitled » (Loverboy), d’« Untitled » (Placebo), d’« Untitled » (Perfect Lovers) de Felix Gonzalez-Torres.
Je me souviens de Joe Brainard et de Georges Pérec.
Je me souviens d’avoir visité en 1996 l’exposition Felix Gonzalez-Torres au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. D’avoir alors compris que l’art n’était pas seulement quelque chose d’intéressant, d’avoir senti qu’il occuperait une place importante dans ma vie.
Je me souviens de la collection numérotée C12 (certaines l’étaient pour préserver l’anonymat des collectionneurs) dans l’exposition « Passions privées ».
Je me souviens de la galerie de Jennifer Flay, rue Debelleyme. Je conserve le petit catalogue de l’exposition « Not Quiet » (Felix Gonzalez-Torres, Liz Larner, Matthew McCaslin, Christian Marclay, texte de Nicolas Bourriaud).
Je me souviens de mes conversations avec Marcel Brient sur le rideau rouge, sur son portrait en bonbons bleus, sur l’amour, sur le Rosenkavalier, sur Arthur Rimbaud, sur Antonin Artaud, sur Maître et Serviteur de Léon Tolstoï.
Je me souviens qu’il n’y avait pas d’œuvre de Felix Gonzalez-Torres dans les collections des Frac-le Frac des Pays de la Loire avait, je crois, hésité, puis renoncé à acquérir un puzzle –, ni au Centre Pompidou – « Untitled » (Last light) a finalement été acquise en 2010 –, et une seule au Fonds national d’art contemporain – un beau stack rouge acquis en 1994.
Je me souviens que je n’ai jamais vraiment pu aimer les œuvres mettant en jeu le sang, si puissantes ou passionnantes soient-elles, Rudolf Schwarzkogler, Gina Pane, Michel Journiac… sans parler de celles, nombreuses, qui ne sont ni l’un ni l’autre.
Je me souviens de l’effet de la vibration rouge du rideau, conjuguée à celle des reflets de l’eau du Grand canal, et que l’œuvre devenait, sur le fond brique des murs, d’une très grande douceur.
Je me souviens de The Big Shave (Martin Scorsese, 1967), de Mauvais sang (Leos Carax, 1986), de la chambre rouge de Twin Peaks (David Lynch, 1990), de la scène du rasoir dans Dracula (Francis Ford Coppola, 1992), des robes à paillettes rouges de Marilyn Monroe et Jane Russell dans Les hommes pré-fèrent les blondes (Howard Hawks, 1953), de celle, ensanglantée, d’Isabelle Adjani dans La Reine Margot (Patrice Chéreau, 1994).
Je me souviens que lors de la semaine d’événements qui, en 2005, annonçait le retour de la Fiac au Grand Palais l’année suivante, nous avions, avec Jennifer Flay, installé sous la nef « Untitled » (Arena) prêtée par Erika Hoffmann. J’ai gardé des photos d’amis, d’inconnus, de nous, dansant sous ses lumières.
Je me souviens de ce fax avec le dessin de Felix Gonzalez-Torres représentant le chat Oscar, disant depuis le paradis des chats : « DON’T BE SAD! I LIKE YOU BUT IT IS VERY GOOD HERE. ALSO… LOTS OF BIRDS…! »
Justesse, émotion et beauté absolues
Je me souviens qu’« Untitled » (Blood) était la toute première œuvre que découvrait le visiteur de la première exposition de la Collection Pinault à la Punta della Dogana, « Mapping the Studio », en 2009. Je me souviens de l’effet de la vibration rouge du rideau, conjuguée à celle des reflets de l’eau du Grand Canal, et que l’œuvre devenait, sur le fond brique des murs, d’une très grande douceur – très différente de l’intensité, de la violence même qu’elle acquiert lorsqu’elle est présentée dans un contexte de white cube et sous un éclairage blanc d’exposition. Une lueur au lieu d’un éclat.
Je me souviens de l’exposition du Wiels à Bruxelles, en 2010, réinstallée par Danh Vo à l’invitation d’Elena Filipovic. Et de mon impression, alors, d’absolues justesse, émotion et beauté.
Je me souviens d’avoir observé dans cinq contextes différents (quatre expositions à la Punta della Dogana et une au Museum Folkwang à Essen) Marco Ferraris et l’équipe des expositions du Palazzo Grassi prendre soin d’« Untitled » (Blood), au sens propre du terme – celui d’où curatore en italien ou curator en anglais tirent leur origine. Au travers de gestes délicats pour démêler les perles, remplacer les vides, réaligner le bas du rideau, se développent entre l’œuvre et ceux qui en prennent le soin quotidien une extraordinaire proximité, une profonde intimité.
Je me souviens du texte de Renate Lorenz : « On pourrait dire que ces œuvres de Gonzalez-Torres “se font passer” pour des descendantes de l’art minimal. Ainsi, le terme de “drag abstrait” ne se réfère plus seulement au fait que la représentation des corps soit remplacée par des objets non humains, mais aussi au fait que cette pratique artistique apparaisse “déguisée” en art non figuratif. »
Je me souviens de l’exposition « Slip of the Tongue », conçue par Danh Vo et Caroline Bourgeois en 2015. « Untitled » (Blood) y dialoguait, dans la dernière salle de la Punta della Dogana – celle qui se trouve à la pointe de la pointe –, avec Carnation Milk de Danh Vo (fragment de sculpture en bois où le sang coule de la blessure du Christ) et avec la tête effrayante en pierre d’Istrie qui orne la porte du bâtiment. Une allégorie de l’Envie. Où certains ont vu aussi une possible image de la peste. À moins qu’il ne s’agisse de la figure de l’hiver (de l’amour?).
Je me souviens de Roni Horn, invitée cette année par Mouna Mekouar à concevoir l’installation d’« Untitled » (Blood), pour l’exposition « Luogo e Segni » [24 mars-15 décembre 2019, Punta della Dogana, Venise]. L’œuvre y retrouve l’espace qu’elle avait occupé dix ans auparavant, pour dialoguer avec les White Dickinson et certaines pièces de la collection de Roni Horn. L’artiste a décidé d’accrocher « Untitled » (Blood) dans une relation presque fusionnelle avec la série « Untitled » (7 Days of Bloodworks), également de Felix Gonzalez-Torres. Les dessins sont placés de part et d’autre du rideau, devenu seuil, frontière ou trait d’union, de sorte que la perception de l’en-semble ne puisse advenir sans l’acte physique et symbolique de la traversée, du passage.
Je me souviens du texte d’Elisabeth Lebovici sur « Untitled » (Perfect Lovers): « Ces horloges constituent l’expression la plus comprimée d’un temps mesuré autant qu’inexorable, du bonheur absolu d’un présent partagé et de la douleur absolue de son dérèglement, avec le deuil qu’elle induit. »
Je me souviens qu’« Untitled » (Blood) est une œuvre que l’on caresse, et qui vous caresse. Qu’elle est triste et consolante. Qu’elle est une élégie.