Christie’s en parle comme de la « plus grande découverte artistique du XXIe siècle », voire le « Saint Graal des peintures des maîtres anciens ». Le Sauveur du monde de Léonard de Vinci – également connu sous son nom latin Salvator Mundi – fait partie des moins de vingt peintures de l’artiste à être parvenue jusqu'à nous. (Il en existe d’autres mais leur attribution reste douteuse selon les chercheurs.) C’est aussi probablement la dernière à finir entre les mains d’un particulier.
Considéré par l’intellectuel Martin Kemp comme « la version masculine de la Joconde » (une formule que la firme emprunte à l’historien de l’art pour l’inclure dans sa campagne publicitaire), ce « tableau trophée » paraît prédestiné à rejoindre la collection d’un milliardaire fasciné à l’idée d’acquérir une œuvre exécutée par un génie de la Renaissance.
Le 15 novembre prochain, l’œuvre sera mise à la vente aux enchères d’art contemporain. Un choix surprenant, que Loïc Gouzer, spécialiste chez Christie's, attribue, tout d’abord, à la vente du tableau Sixty Last Suppers (1986) d’Andy Warhol – récemment acquis par la maison de ventes – et dont Christie’s aurait voulu profiter pour vendre aussi le Salvator Mundi. Mais ce n’est pas la seule raison. Loïc Gouzer signale que ce rapprochement est rendu possible grâce à ce « quelque chose d’immatériel et d’intemporel des images de Léonard », tout en ajoutant que la confrontation de cette peinture à une œuvre du XXIe siècle « apporte un nouveau contexte, une nouvelle perspective ». Ce n’est pas la première fois que Loïc Gouzer brise les règles du monde de l’art pour proposer des projets novateurs: il a, en effet, organisé et été le commissaire d’exposition de ventes à succès chez Christie’s, dont « Looking Forward to the Past » en mai 2015. Celle-ci comprenait des œuvres de Claude Monet à Martin Kippenberger et a rapporté 705,8 millions de dollars.
La décision d’inclure une peinture de la Renaissance de 500 ans au sein d’une vente aux enchères d’art contemporain témoigne par ailleurs de la force du secteur. Ce sont des artistes vivants comme Jeff Koons et des œuvres incontournables de Mark Rothko, Willem De Kooning, Lucian Freud ou Francis Bacon, qui génèrent le plus de bénéfices.
Les peintures des maîtres anciens, elles, n’atteignent pas des prix aussi élevés. Comme le précise le marchand d’art Johnny Van Haeften, « dans le secteur des maîtres anciens, 100 millions de dollars représente beaucoup d’argent. C’est moins le cas pour le secteur de l’art contemporain».
Les acquéreurs d’art contemporain étant généralement jeunes, ce n’est pas surprenant que la campagne de Christie’s tente de rendre l’œuvre de Léonard de Vinci plus « sexy » – tirant ainsi profit de la fiction populaire et de la culture contemporaine. « Aussi fascinant que n’importe quel thriller »: tel est le slogan enthousiaste du spot promotionnel sur le site web de Christie’s. Une vidéo parfois grinçante qui fait intervenir des typographies zigzagantes et une bande-son digne de Aphex Twin, rappelant celle d’un film noir scandinave. « Les jeunes voient Léonard de la même manière que Basquiat », conclut Loïc Gouzer, rapprochant ensuite le peintre de la Renaissance d’une « star du rock ».
Ces mots semblent viser des acheteurs comme l’entrepreneur de quarante et un ans Yusaku Maezawa, qui a remporté une peinture sans titre de Jean-Michel Basquiat à 110,5 millions de dollars lors d’une vente de Sotheby’s à NewYork en mai dernier. Il se pourrait également qu’ils fassent allusion aux collectionneurs Wang Wei et Liu Yiqian, basés à Shanghai. Liu Yiqian, l’un des acheteurs d’art les plus médiatisés de ces derniers temps, est notamment connu pour son acquisition, en 2015, du Nu couché (1917-1918) d’Amedeo Modigliani à 170 millions de dollars. Ensemble, Wang Wei et Liu Yiqian ont fondé à Shanghai le Long Museum West Bund qui accueille actuellement l’exposition « Rembrandt, Vermeer and Hals in the Dutch Golden Age: Masterpieces from the Leiden Collection » (jusqu’au 25 février 2018), un événement soutenu par Christie’s dans le but d’accroître la connaissance et l’appréciation des peintures des maîtres anciens en Orient. Le Salvator Mundi a été exposé pendant trois jours à Hong Kong en octobre. L’enthousiasme du public était palpable: il y avait de longues queues et environ deux heures d’attente pour voir le tableau du maître italien.
Or la toile de Léonard de Vinci (tout comme celle de Warhol) a déjà été vendue: un troisième parti a accepté de l’acheter à 100 millions de dollars environ, une vente record pour un maître ancien. Il n’y a donc pas grand-chose à découvrir le 15 novembre, si ce n’est le pouvoir que peut détenir le nom de cet artiste et les effets de l’anticipation que Christie’s a créé avec sa campagne : aura-t-elle réussi à attirer de nouveaux enchérisseurs? Et si c’est le cas, d’où viennent-ils?