C’est un atelier où l’on est ébloui par la lumière, sous une grande verrière, avec des plantes vertes sur toutes les tables : des boutures du jardin familial à Tunis, où il a un deuxième atelier depuis trois ans. Là-bas, raconte-t-il, il a « dupliqué » quelques meubles qu’il a installés à Paris, dans un mouvement de balancier entre le temps et l’espace. Dans son œuvre, un travail en amène un autre, un peu à la manière de ces boutures justement. Avec sa lumière si singulière, Tunis représente pour lui un ailleurs, comme un réservoir d’enfance qui lui offre un contrepoint à Paris.
La scène artistique tunisienne, qui est née après la révolution il y a sept ans à peine, Ismaïl Bahri en est proche. Aujourd’hui, c’est justement la galerie tunisienne Selma Feriani qui le représente : elle participe à la FIAC pour la deuxième année. Cette scène, il en connaît les lieux et les artistes. Et pour les soutenir, comme un éclaireur, il fait venir sur place des commissaires d’exposition ou des critiques d’art internationaux aussi souvent que possible.
Autodidacte
Ismaïl Bahri travaille depuis presque vingt ans. Formé à Tunis à la peinture et à la gravure selon les méthodes les plus traditionnelles, il est ensuite venu s’installer à Paris. Pas à New York, ni à Berlin, guidé par quelque chose de très affectif qu’il ne formule pas vraiment. Paris a été pour lui un choc troublant et inquiétant qu’il s’est progressivement approprié. « Ma chance a été de ne pas être trop formaté au départ, d’apprendre en essayant de créer des choses, de façon très dynamique », dit-il. C’est la raison aussi pour laquelle il a mis un peu plus de temps à se lancer que d’autres artistes, qu’il se considère en quelque sorte comme un autodidacte.
Aujourd’hui, le sujet du cinéma, ou plutôt de sa déconstruction, est au cœur de son travail. Et pourtant, paradoxalement, c’est justement un médium qu’il n’a jamais appris à utiliser. C’est à partir du moment où il s’est trouvé avec une caméra dans les mains qu’il a imaginé les manières de s’en servir, que lui est venu son intérêt pour le cinéma et le pré-cinéma. Dans un autre curieux va-et-vient entre le passé et le présent, il tourne toujours en vidéo, parce qu’il a besoin de filmer au moment où les choses arrivent, mais avec ces images, il s’interroge sur les enjeux traditionnels du cinéma. Car la pellicule le fascine dans tous les sens du terme, la peau, la surface sensible, le film, l’écran : « Je m’intéresse à la façon dont une image apparaît, dont elle est transmise. »
Par exemple dans Dénouement, l’un de ses premiers films, un personnage enroule un fil noir sur une bobine et s’approche progressivement de l’œil de la caméra jusqu’à lui présenter un nœud, en gros plan. C’est l’image même du cinéma, à cela près que l’opérateur n’est plus derrière mais devant la caméra. « J’ai compris à ce moment-là que l’écran offre à la fois un éloigne- ment et un contact. » Dénouement est la mesure d’un paysage et d’un instant.
Étonnement
« La chose qui me fait travailler, c’est l’étonnement : quand je reconnais une chose sans trop la comprendre. C’est souvent lié à la façon dont cette chose se manifeste, dans la durée, très souvent liée aux éléments, au soleil, à un nuage qui passe. » C’est la raison pour laquelle il ne travaille jamais par projet, n’a jamais de scénario préparé à l’avance. Il cueille des situations dans la vie, le fruit de ses observations : « J’accompagne un développement et je ne peux jamais savoir à l’avance où cela va mener. Faire des expositions consiste de plus en plus pour moi à mettre “le travail au travail’’ et, pour cela, il faut des mois et des années. » Chez Ismaïl Bahri, les images apparaissent, pas toujours celles que l’on attend. Pour son film Foyer , sur lequel il a travaillé pendant près de trois ans, il s’est installé dans une rue de Tunis pour tourner des images avec une caméra sur l’objectif de laquelle était fixée une feuille de papier. À l’image apparaissent des monochromes blancs animés par des nuances colorées : les mouvements de la lumière. En arrière-fond, on entend le bruit de la ville et des passants qui s’arrêtent, apostrophent le cinéaste avec curiosité ou ironie, l’interrogent sur ce qu’il est en train de faire : des policiers l’emmènent même au poste pour le prévenir des dangers qu’il y a à filmer. Il raconte n’avoir perçu qu’après-coup l’importance de cette dimension sonore de l’œuvre, qui fait surgir les images de ce film sans images.
Politique
Aujourd’hui, il ne serait plus possible de tourner Foyer en Tunisie, glisse-t-il au détour d’une phrase. Il y a souvent chez lui une dimension politique : « C’est quelque chose qui n’est jamais vraiment voulu, mais qui infuse tout mon travail. Dans Foyer, les passants expriment quelque chose du contexte tunisien que je suis incapable d’exprimer. C’est un film qui n’est pas du tout autoritaire, qui leur a laissé la place de le peupler. C’est un film qui devient un foyer de regards, l’acte politique par excellence. »
Foyer part d’une surface blanche et se peuple, tandis que son autre film, Revers, que l’on pouvait voir à la dernière biennale de Sharjah, part d’une image et se dépeuple : deux mains froissent du bout des doigts une page de magazine. On reconnaît d’abord des publicités, puis la feuille devient une peau ridée, et les pigments s’envolent comme en fumée. C’est une autre disparition des images. Chez Ismaïl Bahri, la question du politique est très liée à celle de l’attention : « Comment faire un travail qui ouvre des temps longs, qui permette de prendre le temps de voir ? »
Avec la préparation de son exposition à la Verrière à Bruxelles, dont le commissariat est assuré par Guillaume Desanges, Ismaïl Bahri inaugure de nouvelles expériences. « Quelques gestes à peine posés dans un paysage agité », a-t-il noté il y a quelques mois dans un carnet. « C’est devenu le titre de l’exposition et mon programme de questionnements pour les années à venir. » Après la très calme atmosphère du Jeu de Paume à Paris, il a eu envie de se rapprocher du tremblement : « Cette agitation et cette inquiétude sont un état du monde actuel. Est-ce compatible avec une forme de fragilité ? » Devant la monumentalité de l’espace, et la difficulté à l’occuper, il a décidé de construire un grand cube noir au centre de la salle, qui en obscurcit le caractère éblouissant, tout en préservant son énergie lumineuse. Le visiteur qui entre dans l’espace est plongé dans le noir, éclairé seulement par les dessins montrés en transparence dans le mur comme par une lanterne magique ; ils sont éclairés à la lumière du ciel. L’espace devient un instrument d’optique. Ismaïl Bahri revient aujourd’hui à l’usage du dessin et, indirectement, de la gravure : il travaille sur une table lumineuse, en mélangeant de l’encre et du vin, en piquant, en imbibant le papier, comme l’ont fait avant lui les cinéastes expérimentaux qui pratiquaient le grattage sur pellicule : « Les formes viennent de l’intérieur du papier. » On voit apparaître des mains, des pieds, parfois des abstractions qui évoquent des formes végétales, comme les traces laissées par l’eau qui se retire sur le sable d’une plage. Récemment, un jour de tempête, il est retourné sur la plage de son enfance pour la mesurer avec un rouleau de scotch, ensuite ré-enroulé, qui sera probablement dis- posé dans l’exposition (l’accrochage n’a pas encore eu lieu à l’heure où ces lignes sont écrites). Cet objet, qui ressemble étrangement à une boîte de pellicule fait un écho à un film dans lequel des roseaux tracent la forme d’un disque sur la plage, comme des compas : « L’agitation crée de la géométrie. »
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« Des gestes à peine déposés dans un paysage agité », du 21 septembre au 1er décembre 2018. La Verrière- Fondation d’entreprise Hermès, 50, boulevard de Waterloo, 1000 Bruxelles, fondationdentreprisehermes.org, ismailbahri.com