À quel moment de votre parcours vous êtes-vous spécialisé en photographie ?
Jamais ! J’ai fait mon doctorat sur le surréalisme, non pas en photographie mais sur l’histoire des idées politiques révolutionnaires utilisées par les surréalistes dans leurs revues. Dans ce corpus, il y avait beaucoup de photographies de Man Ray, de Jacques-André Boiffard et de Georges Bataille. J’ai ensuite participé à deux expositions pour lesquelles j’étais responsable de la photographie et de la musique. Et, progressivement, j’ai fait de plus en plus de choses liées à la photographie. Aux États-Unis, l’université de Princeton m’a accordé une bourse pour travailler pendant un an sur les photographies de la « Zone rouge », près de Reims et de Soissons, qui avait été détruite pendant la Grande Guerre – ces images ont été exposées à la Tate, à Londres, quinze ans après. Quand j’ai obtenu un poste d’Associate Professor, j’ai donné des cours en histoire de la photographie et en histoire de l’art, mais jamais uniquement en photographie, ce qui n’était d’ailleurs pas possible en Angleterre.
Mêler l'art et la photographie
Vous êtes arrivé à la Tate en 2009, le premier à occuper un poste créé très tard dans l’histoire de l’institution, celui de conservateur pour la photographie. Comment cela s’est-il fait ?
J’avais fait de plus en plus d’expositions avec des artistes contemporains, à la Hayward Gallery et à la Fruitmarket Gallery. Quand la Tate a créé ce poste, on m’a demandé de postuler comme spécialiste de la photographie, ce que je n’étais pas vraiment. Mais cela faisait sens car, pour eux comme pour moi, il était nécessaire d’intégrer l’histoire de l’art et l’histoire de la photographie dans une seule collection.
Dans les années 1970-1980, le directeur de la Tate pensait que la photographie était un art appliqué, réservé au Victoria & Albert Museum. Or, de nombreux artistes, comme John Baldessari, Victor Burgin ou Richard Long, ont très tôt utilisé la photographie dans leur travail. La collection de la Tate est très bizarre : elle comprend des images de Bernd et Hilla Becher ou d’Andreas Gursky, mais aucune des photographes des origines tels August Sander et Albert Renger-Patzsch. Il fallait donc un spécialiste pour corriger cela. Mais il est évidemment impossible de combler ces manques en photographie du XIXe siècle et de l’avant-guerre, car les acquisitions seraient aujourd’hui beaucoup trop chères. Mes collègues et moi avons monté une stratégie avec des mécènes et des donateurs. Et en neuf ans, nous sommes passés de 700 à 5 000 photographies.
Cette politique qui consiste à intégrer la photographie aux autres champs d’une collection existe dans de nombreux grands musées. Finalement, n’est-ce pas surtout en France que l’on sépare tant les choses ?
Après des années où la photographie était justement mêlée aux collections, le Centre Pompidou est récemment revenu à un lieu séparé, peut-être parce que la collection photographique est très importante et pas assez montrée. Le MoMA de New York a fait l’inverse au même moment. À la Tate, j’ai toujours refusé que ce soit le cas.
Comment définissez-vous l’héritage de la MEP ?
Jean-Luc Monterosso et Henry Chapier ont créé une véritable maison de la photographie avec des salles d’exposition, un auditorium, une librairie... La MEP continue d’avoir cette pertinence mais souffre un peu, aujourd’hui, d’avoir été la première de toutes ces institutions.
Il est important de garder la mémoire de ce lieu, et la collection est précisément un reflet de ces expositions. Elle va bien au-delà de la France et de l’Europe, il y a un fonds japonais exceptionnel et de grands photographes américains. Dans le même état d’esprit, nous allons bientôt acheter deux séries de Henry Wessel qui aura une exposition cet été.
Paris, pour vous, c’était important ?
Depuis que je vis à Paris, j’habite dans la tête d’André Breton, je passe chaque jour devant l’Hôtel des Grands Hommes et la place Maubert, c’est magnifique ! En France, il y a une culture photographique plus forte que n’importe où ailleurs, c’est une vraie capitale de la photographie. D’ailleurs, l’une de mes maisons d’édition préférées, la Maison de Z, est animée par une Chinoise qui fait tout depuis Paris !
Ouvrir la photographie sur la société
Votre programmation semble ouvrir la photographie à ses marges, par exemple la photographie liée à la mode avec Coco Capitán.
En photographie, la mode n’est pas à la marge mais au centre! Aujourd’hui, la photographie est intéressante quand elle n’est pas repliée sur elle-même, mais ouverte sur la société, la mode, le cinéma... Henry Wessel est un expert de la chambre noire, un photographe de photographes, et il a reconsidéré toute son œuvre avec le filtre du film noir, pour suggérer des histoires par des montages d’images – ce qui intéresse beaucoup les jeunes photographes. Les photos trouvées sont devenues très en vogue ; lui fait cela dans son propre travail. Avec l’exposition « Film noir », nous avons suivi la même voie à partir de notre collection.
Les œuvres de Ren Hang et de Hassan Hajjaj ont une dimen- sion politique très forte.
Oui, avec une dimension pop plus ou moins forte – qui pourra attirer un nouveau public adepte d’images accessibles et fortes. Hassan Hajjaj réfléchit sans cesse à la place des femmes dans la société marocaine. En Chine, Ren Hang a pris une liberté extrême avec une grande économie de moyens, dans un contexte très difficile.
La carte blanche que j’ai donnée à Hassan Hajjaj est inspirée de celle que Jean-Luc Monterosso a donnée à JR avant de quitter la direction de la MEP (à partir du 7 novembre). Mais c’est un autre choix : le mien ! Hassan Hajjaj est né au Maroc dans un milieu modeste; il a grandi en Angleterre mais a gardé son identité très forte. J’aime beaucoup l’idée d’une maison marocaine de la photographie. J’ai moi-même des origines marocaines ! C’est aussi une manière de contourner le milieu franco-marocain bien établi à Paris. En apparence, son travail est très pop et superficiel, mais il a en réalité une vraie profondeur.
Dans quelle mesure avez-vous conçu votre programmation en fonction des autres lieux de la photographie à Paris ?
On se ne définit pas en fonction des autres évidemment. Il y a des limites ou des opportunités propres à la MEP, à partir desquelles j’ai essayé de construire a home of photography. Si on a vraiment confiance en la photographie, il est possible de faire des choses moins photographiques sans rien avoir à se prouver. Et cela a toujours été comme ça, même à l’époque du surréalisme. La photographie est toujours plus forte quand elle se mêle à d’autres choses, et la MEP peut montrer de façon très efficace pourquoi elle est si importante aujourd’hui.