À quelques pas du musée du Louvre-Lens imaginé par les architectes japonais de l’agence SANAA, dans une rue où les maisons en brique se suivent et se ressemblent, Hicham Berrada occupe actuellement, et pour un an, la résidence de la Pinault Collection, un ancien presbytère accolé à la vaste église Saint-Théodore, elle aussi en brique, construite en 1910 pour la cité ouvrière de la fosse 9 des mines de Lens. Il y a des résidences qui ont des vertus fonctionnelles, comme la réalisation d’un projet ou la collaboration avec un certain type d’artisans, mais celle-ci est d’une autre sorte, plus proche dans son esprit de ce que propose à Rome la Villa Médicis : ce sont douze mois offerts à un artiste pour faire progresser son œuvre, sans obligation d’aucune sorte, une maison et un atelier confortablement aménagés par Lucie Niney et Thibaut Marca, et une bourse de 2 000 euros par mois. À une heure de l’aéroport Charles-de-Gaulle, le lieu est très accessible. Hicham Berrada songe d’ailleurs à s’installer dans la région à l’issue de la résidence.
Du pont de levage aux accroches pour suspendre des œuvres, jusqu’à la possibilité de faire le noir, de décharger des matériaux direct-ment à l’intérieur ou de répandre de l’eau sur le sol, tout a été pensé dans les moindre détails. C’est là qu’Hicham Berrada nous a montré l’état de ses recherches pour ses projets des mois à venir : ses participations aux expositions collectives « Luogo e segni » à la Punta della Dogana à Venise, « Eldorado » dans le cadre de Lille 3000, « 100 artistes dans la ville » à Montpellier et son exposition personnelle au Louvre-Lens en juin.
Né en 1986 à Casablanca d’une mère biologiste et d’un père pharmacien, Hicham Berrada a toujours eu le goût des expérimentations, des promenades au cours desquelles on ramasse des fougères pour fabriquer des herbiers – dans le Nord, il est d’ailleurs fasciné par les éco-systèmes qui recouvrent les terrils, plus chauds de quelques degrés que l’espace alentour. Ce goût des expériences amusantes, il le conserve plus que jamais aujourd’hui – son chat se promène même dans tout le quartier avec un GPS autour du cou ! C’est tout naturellement qu’après son bac S il s’est tourné vers la préparation de l’École des beaux-arts à Paris, où il est entré dans l’atelier de Jean-Luc Vilmouth. Pour le côté scientifique de son travail, il n’a pas reçu d’enseignement spécialisé, mais se forme lui-même, à travers des cours en ligne.
En démiurge très humble, Hicham Berrada joue à accélérer le temps.
Lorsque le comité de sélection de la résidence l’a invité à participer, la région lui était déjà familière, ce qui n’était pas le cas pour ses prédécesseurs, les Américains Aaron S. Davidson et Melissa Dubbin, le Brésilien Lucas Arruda et la Belge Edith Dekyndt, car il avait déjà passé deux années au Fresnoy, à Tourcoing. Il s’est adapté, comme il s’adapte partout, car son monde est intérieur, ses recherches se font essentiellement sur Internet, dans des dialogues par mail avec des experts. Comme il le raconte lui-même, il n’a, là, rien inventé ; avant lui déjà, Odilon Redon travaillait avec un ami médecin pour élaborer l’intensité de ses noirs.
Un travail toujours en relation avec le paysage
«J’essaie de travailler comme un peintre en remplaçant la toile par une forme de connaissance du monde physique », explique Hicham Berrada. Dans la plupart de ses expériences, dont on a vu les premiers éléments au Palais de Tokyo, où Mouna Mekouar l’avait invité à occuper l’un des modules en 2013, il choisit un cadre – en général une boîte ou un aquarium – dans lequel il isole un fragment de réalité. « Mon travail se définit toujours en relation avec le paysage, à la hauteur de l’horizon », dit-il encore. Ces séries qu’il poursuit aujourd’hui, et qui prennent la forme de vidéos ou de performances, s’intitulent Présages. Il filme des actions menées en direct dans ces boîtes ; en général il en réalise huit ou dix à la fois, pour choisir la meilleure. « Ce sont des formes et des procédés spontanés que l’on imaginerait réservés au monde du vivant, à la morphogenèse ; il s’agit en fait d’effets provoqués par des produits chimiques, des matériaux purifiés, dont la pureté fait justement le danger. »
À Lens, il travaille pour la première fois sur des sculptures de cire et de bronze, dont il montre les plus récents à la galerie kamel mennour, avant le Louvre-Lens : « Elles ne sont pas sculptées mais sont néanmoins artificielles, parce que produites en atelier », explique-t-il. Du métal en fusion est jeté dans un bain chimique, puis l’évolution des formes produites est arrêtée net, au moment jugé le plus adéquat. Avec minutie, Hicham Berrada cherche depuis des semaines la bonne température, le meilleur temps de fusion,le meilleur volume de bronze utilisé pour retrouver le plus beau gris de calcination, cette teinte qu’il a obtenue une fois, comme par erreur. En quelques minutes, le métal vieillit d’une manière qui aurait nécessité plusieurs années en temps normal. On regarde dix minutes d’un film et on assiste à un spectacle de deux ou trois années. En démiurge très humble, Hicham Berrada joue à accélérer le temps. Dans Mesk-ellil, il expérimente l’inversion du jour et de la nuit en modifiant le rythme de la lumière sur des plantes parfumées, qui, en temps normal, s’ouvrent le jour et se referment la nuit – c’est une installation qu’il a successivement montrée à la galerie kamel mennour, à Paris, puis à l’abbaye de Maubuisson, à Saint-Ouen-l’Aumône, et qu’il réadaptera à Venise. Dans un même ordre d’idée, il avait pénétré dans le parc floral du bois de Vincennes pour forcer des pissenlits à s’ouvrir en pleine nuit, fort de son analyse de la photonastie (ces variations quotidiennes de la lumière, et de leur effet sur le monde végétal).
Le temps de la réflexion et de l’expérimentation
Quand il travaille aux Présages, dont il refera au Louvre-Lens une version circulaire de grand format particulièrement inspirée des phénomènes atmosphériques, Hicham Berrada compose ses paysages de façon très lointaine. Il en oriente plutôt les grands axes, comme les mouvements des vagues, ou ceux d’un chef d’orchestre, en faisant passer de la matière devant, de la matière derrière, en créant des élans vers le haut et des chutes vertigineuses. Cet « encouragement » des formes, il le définit lui-même comme des « appropriations » de ces formes spontanées, comparant l’exercice avec ce jeu d’enfant qui consiste à voir des images dans les formes des nuages, ou bien à la fascination de Max Ernst découvrant les mondes produits par ses frottages. D’ailleurs, pour une de ses vidéos, Céleste, réalisée à la Villa Médicis, il a rempli de fumée tout un paysage.
Hicham Berrada crée lentement, avec acharnement. Il a besoin du temps de la réflexion et de l’expérimentation. L’une des œuvres auxquelles il travaille à Lens s’intitule Augures mathématiques. C’est une vidéo qui résulte de la superposition de plusieurs formules mathématiques, « cent vingt jours de rendu de vingt ordinateurs en réseau », et qui donne lieu à la prolifération de formes comme dans une grotte. «Racines, poussez ! Faites gonfler les nuages ! », semble-t-il dire, tout en faisant référence à l’art islamique, dépourvu de toute représentation. Il y a dans l’œuvre de Hicham Berrada une dimension savante et une autre do it yourself. Dans son atelier, il dispose d’ordinateurs puissants, d’une plaque chauffante et d’un sèche-cheveux pour réchauffer un éventuel bocal, d’étagères remplies de flacons où baignent toutes sortes de produits chimiques aux couleurs séduisantes, d’une scie circulaire, d’une pompe, d’instruments de mesure, d’une lampe à ultraviolets, d’une imprimante 3D dernier cri, de spots de lumière qui tiennent avec du ruban adhésif, de vieux ordinateurs qui sont les seuls à pouvoir encore lire certains logiciels open source…
Dans le jardin, sous la neige, les brocolis continuent à pousser, à côté des citronniers que Hicham Berrada a greffés récemment. Pendant ce temps-là, la Fondation Pinault réfléchit à la création d’autres résidences, peut-être dans la région, pour renforcer encore cette atmosphère studieuse.
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Hicham Berrada, « Activations », 7 mars- 13 avril 2019, galerie kamel mennour, 6, rue du Pont-de-Lodi, 75006 Paris.