Comment avez-vous découvert les Nymphéas ?
C’était en 1965. Avec quelques amis, nous avions décidé d’effectuer un voyage en Europe à l’occasion d’une célébration de la Seconde Guerre mondiale pour les vétérans, qui nous faisait bénéficier de billets d’avion bon marché. À cette époque, je préparais des décors et des costumes pour le chorégraphe Paul Taylor, et je me suis arrêté en chemin à Paris, où je connaissais déjà beaucoup d’artistes.
Étiez-vous familier de l’histoire de l’art de la modernité ?
Dans l’école d’art que j’ai fréquentée, mes professeurs m’ont expliqué les principes de l’art moderne et m’ont recommandé le livre de John Rewald sur l’impressionnisme. La partie sur Monet m’a particulièrement intéressé. Mais, devant une diapositive de l’une de ses cathédrales, je me suis dit : « C’est complètement plat ! » Une rencontre plutôt brève...
Débuts
Vous avez commencé à peindre des paysages en 1950. Qu’est-ce qui vous a décidé ?
Après cette école, qui était assez provinciale, on se moquait beaucoup de moi parce que je faisais « de l’art moderne », justement. À ce moment-là, des amis avaient prévu de partir en camion peindre des paysages ; ils m’ont emmené et ça a été formidable. C’est ce qui m’a décidé à peindre ce que je voyais, mais avec mon inconscient. Avant, on faisait un dessin, on le transposait sur la toile et on faisait trois couches, comme Georges Braque, qui était très admiré. Mais j’ai découvert que peindre en plein air était très instinctif, quelque chose que l’on pouvait faire en deux heures, alors que, quand je peignais de retour à l’atelier, il me fallait parfois dix-huit heures pour finir une toile, de façon beaucoup plus cérébrale.
Comment cette démarche était- elle perçue dans le New York de l’époque ?
Vers 1956, les gens ont commencé à comprendre, ce qui n’était pas le cas auparavant : New York était une ville provinciale, où l’on voyait surtout de la très mauvaise peinture régionaliste. Les peintres tels que Pablo Picasso, Max Beckmann ou Piet Mondrian peignaient des formes cernées de noir, alors qu’Auguste Renoir et Claude Monet étalaient la matière sur la toile – c’est exactement ce que je faisais dans mes paysages. Quand Jackson Pollock est arrivé, il a ouvert une autre voie, dans laquelle ma peinture de paysages s’inscrivait parfaitement.
Dans le Maine, vous avez commencé à peindre des fleurs.
Dans les années 1950, le monde dans lequel je vivais était très macho, il y avait beaucoup de compétition entre les artistes, ce qui me paraissait idiot. J’ai pensé que les fleurs étaient parfaites contre les machos ! C’étaient des tableaux dont la force ne dépendait pas du sujet. Ensuite, dans les années 1960, j’ai refait des fleurs sérieusement, de grandes compositions, puis encore un peu plus tard, il y a deux ou trois ans, avec un désir différent.
Esquisses
Au musée de l’Orangerie, dans la petite salle qui précède la rotonde des Nymphéas, vous avez accroché les études faites en plein air, qui sont éclairées par la lumière naturelle. Comment les avez-vous travaillées ?
Vous voyez quelque chose, vous montez votre chevalet, sortez vos tubes de peinture et peignez le plus vite possible. Les peintres impressionnistes se rendaient chaque jour au même endroit pour peindre la même scène jusqu’à ce que ce soit juste. C’est une expérience lente de la lumière. Alors que ma peinture fait suite à l’abstraction new-yorkaise, j’ai donc un rapport rapide à la lumière : quand on voit l’une de mes peintures, ça fait « Bam ! » comme quand on voit une affiche, ou comme chez Willem de Kooning ou Franz Kline. Les subtilités apparaissent dans un second temps. Je veux des images instantanées, dans un flash. Sur ce point, mon travail peut être comparé à celui des photographes. La différence est que les photographies appartiennent toujours au passé, tandis que les peintures appartiennent au présent : le temps présent est pour moi le seul infini, la seule éternité, sans passé ni futur. Tout cela a pris sens après coup.
Continuez-vous aujourd’hui à faire des esquisses peintes ?
Les esquisses étaient le fondement de tout mon travail. Aujourd’hui, je prends des photographies avec un téléphone, c’est totalement différent. Cependant, il y a des choses que l’on peut faire sur le vif, et non à partir d’une photo, et vice versa. En ce moment, je m’intéresse au mouvement, j’ai toujours représenté des danseurs. Avec un appareil photo, je saisis des gestes et des positions très compliqués : en six minutes, je peux obtenir vingt images différentes, donc je n’ai plus besoin de dessiner. Par ailleurs, je peins des paysages à partir de souvenirs d’images, ce qui est plein de pièges car je n’ai pas une bonne mémoire ! C’est un peu effrayant mais le résultat est très intéressant, c’est une peinture plus immédiate que celle de tous les expressionnistes abstraits.
Ces œuvres dégagent quelque chose de plus intime que vos grands personnages. Pour vous confronter à Monet, vous a-t-il fallu du temps ?
Près de ma maison dans le Maine, il y a un étang avec des nénuphars. Je rêvais de les peindre comme Monet, mais je n’osais pas. Puis je me suis dit que je devais mettre ma vanité de côté ! Peindre l’eau est une chose très difficile, car il y a des effets de transparence, de poids et de mouvement. Les eaux d’Édouard Manet et celles d’Emil Nolde sont formidables. Monet travaille davantage les reflets de la lumière sur l’eau, on ne sent pas tellement le poids et le mouvement chez lui, c’est plus en profondeur. Mes peintures ont de la profondeur et de la lumière, on y sent aussi le poids de l’eau ; mais je ne peins pas l’atmosphère comme Monet, ce n’est pas cela qui m’intéresse. Ma grammaire, c’est la peinture abstraite. Le problème est que les gens considèrent le réalisme comme un absolu, alors que c’est une variable, puisque ce que les gens voient change tous les vingt ans.
Noirs
Vous peignez l’eau toujours très sombre... À l’inverse, il paraît y avoir moins de noir dans vos tableaux de personnages.
C’est exactement la couleur qu’elle a dans l’étang, car il y a beaucoup de sédiments et de feuilles – ce n’est pas un jardin bien entretenu ! Si j’essayais de faire un Monet, je ne verrais pas ça; mais je n’essaie pas de faire un Monet, je peins ce que j’ai sous les yeux. Il est parfois très difficile de voir les choses à travers son propre regard, on les voit souvent par le regard d’un autre artiste. Pendant quarante ans, les gens ont réalisé des peintures impressionnistes dans Central Park ! Pour mes peintures de personnages, j’expérimente des lumières différentes, j’ai fait des scènes de jour et de nuit, avec des lumières fluorescentes. En général, il n’y a qu’une lumière par toile. La lumière et le temps : c’est ce qui tient mes peintures.
Une certaine musicalité transparaît des contrastes entre le jaune et le noir.
Oui, je cherche quelque chose et je le peins beaucoup plus vite que je ne le pense, donc cela crée un rythme qui vient de mon inconscient.
Dans le tableau de grand format exposé, les fleurs semblent peintes en réserve. Cela rappelle les découpages d’Henri Matisse.
Rationnellement, il faut peindre les fleurs à la fin, par-dessus le reste du paysage, car cela donne des bords plus jolis, le jaune par-dessus le brun. C’est la façon dont sont faits les bords qui indique une peinture réussie. Matisse a eu une très grande influence sur mon style ; tous les artistes ont des faiblesses, lui en a moins que les autres !
Depuis que vous êtes arrivé à Paris, êtes-vous allé voir les tableaux de Manet au musée d’Orsay ?
Effectivement, je voulais le faire. La première fois que j’ai vu Olympia, j’ai été très déçu par la technique picturale : les contours étaient simplement dessinés et remplis de cou- leurs, alors que je cherchais à faire de la bonne peinture fluide. Des années plus tard, je me suis rendu compte que ce n’était pas si important, que c’est l’image qui compte. Franchement, aujourd’hui, je trouve que j’avais raison la première fois : c’est une image formidable, mais la technique picturale n’est pas très bonne !
Compareriez-vous son usage du noir au vôtre ?
Je ne sais pas... Il utilise beaucoup le noir, comme Matisse. Les impressionnistes, non. J’ai très tôt recouru au noir, à l’époque où je ne connaissais rien, car le noir se mélange rapidement à la couleur. Quand je faisais des peintures réalistes à l’école, les professeurs disaient « Surtout, n’utilisez pas de noir », et ils donnaient mes tableaux en exemple !
Mais est-ce vraiment du noir que vous utilisez ?
Non! Ce n’est pas du noir, ce sont des couleurs bien sûr !
Photographie
Les cadrages d’Edgar Degas, très marqués par la photographie, vous ont-ils intéressé ?
Oui, je viens de réaliser une série liée aux sculptures de Degas qui sont au Metropolitan Museum of Art [New York], sous verre contre un mur... C’est vraiment un outrage car il est l’un des plus grands sculpteurs de tous les temps ! À ses peintures, je préfère ses monotypes, ses dessins, et ses sculptures encore plus. Il saisit la forme et le mouvement d’une façon incroyable, il y a beaucoup de distorsions, et ça marche ! Pour cette série, j’ai appelé un marchand de couleurs avec lequel je travaille dans le Maine, et je lui ai demandé s’il pouvait me trouver un modèle danseur. J’ai pris des photos des sculptures de Degas et les ai placées sur le sol – leurs poses ont trois cents ans, car elles viennent de la commedia dell’arte. La danseuse a parfaitement exécuté ces mouvements, ce qui m’a permis de prendre beaucoup de photographies. Le travail le plus difficile n’a pas été de peindre, mais d’abord de les sélectionner et d’en associer plusieurs. Je n’aurais jamais pu obtenir cela à partir du dessin.
Montreriez-vous vos photographies comme vous montrez vos esquisses
Non, pas du tout, elles sont pleines de peinture. Je les mets dans une boîte et je les envoie à Colby College [Waterville, Maine], là où sont mes archives.
Le mouvement de l’eau est très lié à celui de la danse.
J’essaie toujours de travailler le mouvement de l’eau, des vagues. La grande peinture montrée à l’Orangerie paraît très plate, mais j’espère que l’on y voit un léger mouvement.
Et Gustave Courbet ?
Il est fantastique, mais davantage pour ce qui concerne les idées que la peinture. Il a expérimenté plus de formes que qui que ce soit. Je me suis beaucoup inspiré de lui pour mes grands paysages de forêt. Un paysage, c’est un trou dans le mur. Je veux faire des paysages comme des environnements, comme si on était dedans.
Comment avez-vous conçu l’accrochage de l’Orangerie ?
À l’origine, toutes les œuvres avaient été accrochées dans la même salle, mais ma peinture était suffisamment forte pour tenir une salle à elle toute seule, alors Cécile Debray m’a proposé un espace supplémentaire pour accrocher d’autres œuvres. Le mieux, c’est la lumière naturelle, au rez-de-chaussée, car elle varie au fil de la journée.
Quels sont vos projets pour les mois à venir ?
Je ne sais pas, je trouverai, peut- être à nouveau des fleurs. Il existe de nouvelles couleurs artificielles un peu étranges, dont j’envisage de faire des fonds. J’utilise moins la couleur aujourd’hui qu’il y a vingt ans, alors je vais peut-être reprendre, par exemple, des rouges que personne n’emploie.
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« Contrepoint contemporain/ Alex Katz. Homage to Monet », 15 mai-2 septembre 2019, musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, place de la Concorde, 75001 Paris.
« Alex Katz. Red Dancers », 20 juin-18 juillet 2019, galerie Thaddaeus Ropac, 7, rue Debelleyme, 75003 Paris.