En Inde, Gandhi figure sur chaque billet de banque. Les manuels d’histoire le décrivent comme le «père de la nation» ou simplement comme le Mahatma, le sage à la grande âme, en raison de sa stratégie de résistance civile non violente face au régime colonial britannique. De son vivant, Gandhi était membre du Congrès national indien, mais des partis politiques de tous bords se le sont ensuite approprié. Le parti nationaliste hindou Bharatiya Janata Party, actuellement au pou-voir, a décidé de soutenir la deuxième participation de l’Inde à la Biennale de Venise, avec une exposition centrée sur Gandhi, qui célèbre le 150e anniversaire de sa naissance. Le gouvernement a confié l’organisation du pavillon au Kiran Nadar Museum of Art. Roobina Karode, directrice et conservatrice en chef de ce musée privé, a été chargée d’étudier l’héritage et les enseignements de Gandhi dans le cadre d’une exposition intitulée «Our Time for a Future Caring», qui réunit sept artistes de différentes générations.
Bien que ce titre fasse référence à l’avenir, certaines œuvres sélectionnées pour le pavillon sont en lien avec le passé. Les Haripura Posters de Nandalal Bose, commandés par Gandhi lui-même pour un rassemblement du parti du Congrès en 1938, donnent une vision de la vie rurale qu’il promouvait. Covering Letter (2012) de Jitish Kallat présente le texte d’un mes-sage que Gandhi adressa à Adolf Hitler en 1939, l’incitant à reconsidérer l’hypothèse d’une guerre. La lettre est projetée à travers un rideau de brouillard que l’on peut traverser.
Les deux femmes artistes traitent des menaces auxquelles sont confrontés les corps marginalisés dans l’Inde d’aujourd’hui.
Tournées vers le présent, les contributions d’Atul Dodiya, de G.R. Iranna et d’Ashim Purkayastha soulignent la persistance de Gandhi dans l’imaginaire du public. Les cabinets de curiosités de Dodiya, formant un ensemble intitulé Broken Branches (2003), sont inspirés de ceux que l’on peut voir dans un musée commémoratif consacré à Gandhi. Des prothèses traduisent un sentiment d’angoisse à l’égard de la violence qui perdure en dépit du plaidoyer de Gandhi en faveur de la paix. Les œuvres de Rummana Hussain et de Shakuntala Kulkarni, les deux femmes du groupe de sept artistes, ne se concentrent pas sur Gandhi en tant qu’icône, mais traitent des menaces auxquelles sont confrontés les corps marginalisés dans l’Inde d’aujourd’hui. Fragments de Hussain, une installation de débris en terre cuite,évoque des incidents liés aux conflits inter-religieux, notamment les émeutes de 1992 et 1993 dans sa ville natale de Mumbai. L’armure en rotin pour femmes de Kulkarni, bien qu’élégante et impressionnante, fait référence au sexisme qui pèse dans les lieux publics.
Quant aux deux derniers projets, ils soulignent incidemment que le choix de Gandhi comme sujet de l’exposition est inadapté en 2019. En effet, de plus en plus d’activistes dalits (les Intouchables) en Inde dénoncent la promotion par Gandhi du système des castes, tandis que des universitaires d’Afrique du Sud ont attiré l’attention sur le racisme du Mahatma envers les Noirs. En décembre dernier, des étudiants ghanéens ont détruit une statue de Gandhi à l’université d’Accra, dans le but d’affirmer la dignité du peuple noir. Ce qui n’empêche pas le spectre de Gandhi de hanter le Pavillon indien de la Biennale, obligeant à réfléchir sur les fautes commises par des icônes révérées et sur l’emprise constante du nationalisme.
« Our Time for a Future Caring », Pavillon indien, Arsenale