Le 5 octobre dernier, les Rencontres culturelles de Paris ont réuni, à l’initiative de la Ville, près de neuf cents acteurs du monde de la culture.Directeurs d’établissements, artistes, administrateurs et élus se sont retrouvés pour réfléchir aux mutations des politiques culturelles. Dans une table ronde rassemblant les vedettes du monde de l’art parisien, le mot d’ordre récurrent était la constitution d’un écosystème organisant de manière harmonieuse les relations entre pouvoirs publics et acteurs privés : fondations, galeries et collectionneurs. Cette ambition, vertueuse, constitue un enjeu majeur dans le secteur des arts visuels. Elle n’en est pas moins complexe à mettre en œuvre et ambivalente dans ses manifestations.
Elle s’inscrit dans un monde de l’art en pleine évolution. L’apparition de fondations d’entreprise, dont l’emblématique Fondation Louis Vuitton, installée dans le bois de Boulogne et, début 2019, celle chargée d’accueillir la collection Pinault dans le quartier des Halles, exerce une pression nouvelle sur les institutions publiques. Officiellement, ces nouvelles venues ne se veulent pas les concurrents de leurs homologues du public et défendent l’enrichissement de l’offre culturelle.
Une concurrence feutrée
En réalité, la montée en puissance du privé au détriment de musées comme le Grand Palais, Orsay, le Louvre ou Pompidou pose plusieurs problèmes. Sur le principe, elle conduit à interroger la mission des acteurs publics, qui ne peuvent plus prendre de risques dans les expositions présentées, faute de financement. L’explosion des coûts liés au transport et à l’assurance des œuvres prêtées par des institutions étrangères rend en réalité chaque institution dépendante de sa seule collection. Et comment rivaliser avec la fabuleuse exposition Chtchoukine et ses 278 chefs-d’œuvre de l’art moderne présentés à la Fondation Vuitton, succès historique de l’année 2017 avec 1,2 million de visiteurs pour un budget de près de 13 millions, lorsqu’une exposition importante dans un musée public coûte entre 800000 et 2,5 millions d’euros ? Dans cette compétition, les grands musées tirent leur épingle du jeu, mais quid des institutions à la taille et au budget plus modestes ? Cette concurrence feutrée s’exerce également dans la gestion des hommes. Les allers-retours public-privé des conservateurs deviennent monnaie courante, attisant une rivalité pour attirer les meilleurs.
L’explosion des coûts liés au transport et à l’assurance des œuvres prêtées par des institutions étrangères rend en réalité chaque institution dépendante de sa seule collection.
Le recrutement de l’ancien ministre de la Culture Jean-Jacques Aillagon par François Pinault en 2011 comme conseiller culture en est l’une des illustrations les plus visibles, mais elle n’est pas unique en son genre. L’illustre conservatrice Suzanne Pagé, ancienne directrice du musée d’Art moderne de la Ville de Paris,est ainsi devenue en 2016 directrice artistique de la Fondation Vuitton. Sylvie Patry, ancienne conservatrice au musée d’Orsay, a quant à elle effectué une expérience à la Barnes Foundation, à Philadelphie, avant de revenir un an plus tard… au musée d’Orsay comme directrice de la conservation et des collections auprès de Laurence des Cars. Si l’on peut saluer l’action du Fonds Hélène & Édouard Leclerc pour la culture à Landerneau, comment ne pas également s’interroger sur le débauchage de conservateurs du secteur public pour assurer le commissariat d’expositions ? La pratique, courante, n’est pas illégale, et se justifie même pour maintenir le dialogue et entretenir les relations avec un grand mécène du monde de l’art. Mais elle pose tout de même question en ce qu’elle signale une inféodation croissante du secteur public, historiquement prédominant en France, aux acteurs privés.
Les relations sont enfin rendues plus complexes par la dépendance nouvelle au mécénat. Dans un contexte de reflux de l’argent public et de coûts de fonctionnement en perpétuelle expansion, les institutions sous tutelle sont incitées à faire de plus en plus appel à des fonds privés. Cette course au financement génère des effets pervers. Elle place les institutions publiques en situa-tion de concurrence les unes avec les autres, favorisant les plus importantes, comme le Louvre ou le Palais de Tokyo. Une fois de plus, ce sont les petits musées qui en subissent les conséquences, menacés par l’épée de Damoclès d’une baisse des subventions publiques à défaut de trouver de l’argent privé.
Quelles innovations ?
Au regard de ces interactions, que peuvent les pouvoirs publics? D’abord et avant tout, ne pas abandonner le soutien financier aux institutions sous tutelle, et ralentir la course effrénée au mécénat qui transforme les directeurs de musées – souvent des conservateurs – en managers à l’activité monopolisée par la recherche de fonds, une tâche pour laquelle ils ne sont pas toujours préparés et qui les frustre. Les musées publics ne sont pas sans armes dans leur bras de fer avec les acteurs privés. S’ils font figure de parents pauvres en termes de budget de fonctionnement, leur patrimoine demeure riche et prestigieux, sans commune mesure avec les fonds du privé. Dans ce domaine, le rapport de force est inversé : les fondations doivent solliciter des prêts d’œuvres aux musées publics pour pouvoir se légitimer. À ce titre, l’encouragement des prêts entre institutions publiques permettrait également aux petits musées, notamment en région, de bénéficier des fastueuses collections de leurs cousins parisiens.
Une autre urgence pour le ministère de la Culture serait d’entamer des négociations afin de simplifier les règles internationales de prêts et, surtout, d’endiguer l’explosion des frais d’accompagnement, d’assurance et de stockage des œuvres. Pour ne pas placer le secteur public hors-jeu, il est indispensable de faciliter les prêts entre institutions publiques au plan international, afin que ces prêts puissent bénéficier à des musées de toutes tailles et sur tout le territoire.
Enfin, les pouvoirs publics doivent sortir de leur «splendide isolement» et organiser le partenariat avec les acteurs privés, afin de ne pas laisser l’argent être le seul régulateur du système. Une politique culturelle innovante pourrait consister à tendre la main aux petites collections privées, aux fondations régionales et aux collectionneurs. L’organisation de délégations de service public, voire de partenariats formels avec ces acteurs de taille plus modeste, notamment en région, permettrait d’établir des hubs culturels, aujourd’hui encore insuffisamment développés, qui sont pourtant le véritable ferment d’un écosystème équitable et vertueux.
Dans ce domaine, le chantier reste immense. S’il est concerté, soutenu politiquement et résolument mis en œuvre, il est aussi plein de promesses.