Tout a commencé par une promesse de campagne du candidat Macron dans un programme singulièrement dégarni sur le plan culturel : offrir un « passeport culture » d’un montant de 500 euros à 800 000 jeunes de 18 ans, sans conditions ni obligations. L’objectif est triple : faciliter l’accès à la culture, favoriser la diversité des pratiques culturelles et surtout renforcer l’autonomie des jeunes face à la culture en les émancipant du portefeuille parental. L’idée, testée en Italie depuis septembre 2016, semble alors promise à un bel avenir. Sur le papier, elle est séduisante et simple à comprendre. Elle répond également à un enjeu de redistribution sociale : l’âge de la majorité légale est aussi celui où le niveau de vie est le plus faible.
Un défi technique et financier
Passé l’enthousiasme de l’arrivée au pouvoir, intervient le premier choc avec la réalité. Plusieurs problèmes se posent, qui transforment la mise en place du Pass culture en véritable casse-tête. Comment faire face aux difficultés qui ne tardent pas à se poser en Italie avec le développement de la vente des Pass au marché noir ? Comment le ministère de la Culture pourra-t-il respecter la promesse présidentielle, alors qu’il n’est pas doté des équipes compétentes pour concevoir une telle mesure ? Comment enfin garantir son financement, estimé à 400 millions d’euros par an, alors que l’espoir initial de le faire payer par les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) apparaît rapidement incertain, voire irréaliste ? Pour éviter la fraude, la décision est rapidement prise de s’orienter vers une plateforme numérique dotée d’une application mobile universelle géolocalisée, proposant des offres culturelles spécifiques pour les jeunes. L’éventail des propositions se veut large et doit englober spectacles, produits culturels, cours de musique et de danse, offres numériques musicale, audiovisuelle, cinématographique, presse d’information générale…
Afin de faire face aux enjeux techniques de sa mise en œuvre, un nouveau mécanisme est appelé à la rescousse du ministère : les start-up d’État. De quoi s’agit-il ? Lancées en 2013 sous l’impulsion de Pierre Pezziardi, un entrepreneur associé notamment à KissKissBankBank, auteur d’un essai sur la « débureaucratisation », leur objectif est de donner aux administrations un espace de liberté pour innover et régler des problèmes récurrents grâce aux outils numériques. Pour ce faire, elles s’organisent dans des structures légères dotées d’équipes autonomes « incubées » financièrement par des ministères ou des services publics, qui s’appuient sur une méthode « agile » – d’où l’appellation « start-up d’État ».
Le succès de l’application auprès des jeunes dépendra de la capacité à proposer des offres culturelles diversifiées dans toute la France, une gageure sur le plan tant technique qu’éditorial.
Au-delà des solutions numériques à des problèmes aussi variés que la dématérialisation des démarches ou l’organisation de voyages scolaires, elles préfigurent surtout une nouvelle façon de penser l’État et son organisation. Temps court, expérimentation, obsession de l’impact sur les usagers, elles importent dans l’administration des méthodes de travail et un vocabulaire inédit, à base de « coachs », de data scientists (des développeurs), de designers et de « responsables produits » qui « pitchent » leurs propositions « disruptives ».
Changement de paradigme
Et c’est là que le bât blesse. Le Pass, sous cette forme, génère un choc des cultures et se heurte dès le départ à une franche hostilité de la part du ministère et du monde culturel, tant sur le fond que sur la forme. Sur le fond, ces derniers rejettent la logique nouvelle qui consiste à donner directement de l’argent aux usagers plutôt que de financer les institutions afin qu’elles renforcent leur politique de l’offre en direction des artistes et des œuvres. Pour autant, il leur est difficile de s’opposer frontalement à une mesure qui revendique de redistribuer du pouvoir d’achat aux jeunes. Sur la forme, la Rue de Valois ne comprend pas le principe de l’expérimentation, alors que ses politiques passent en général par une succession de phases – concertation avec les acteurs concernés, établissement d’un cahier des charges, appel à projets, nomination d’un prestataire – avant leur lancement et leur généralisation. Sur ce plan, le Pass culture revendique un changement de paradigme majeur. Basé sur le principe de l’essai-erreur, il est d’abord expérimenté en 2018 sur 500 jeunes et une centaine d’offreurs dans cinq départements tests (Guyane, Bas-Rhin, Hérault, Finistère, Seine-Saint-Denis). La deuxième phase d’expérimentation vient d’être annoncée pour février 2019 sur 10000 jeunes volontaires, puis 50000 avant l’été, toujours dans les départements concernés. La date de généralisation du Pass, initialement prévue en 2021, demeure floue. La stratégie est donc aujourd’hui celle de l’attente et du pourrisse-ment face à une organisation qui pourrait se révéler une usine à gaz si elle ne surmonte pas trois difficultés majeures. La première est celle du succès de l’application auprès des jeunes, qui dépendra de la capacité à proposer des offres culturelles diversifiées dans toute la France, une gageure tant au niveau technique qu’éditorial. Le risque est grand que ceux-ci s’orientent avant tout vers ce qu’ils connaissent plu-tôt que vers des offres nouvelles. La deuxième tient à la fracture numérique, alors même que l’accès à Internet, inégalement réparti sur le territoire, pourrait empêcher la généralisation de cette politique. Un problème auquel s’ajoute le fait que le Pass évince les relais territoriaux et les institutions locales avec un outil mettant face à face les offreurs et le public.
Last but not least, le principal obstacle au succès du Pass culture est évidemment financier. Les deux phases d’expérimentation vont coûter 30 millions d’euros. Les responsables du pass ont fait savoir que le financement public ne saurait excéder 100 millions d’euros par an – ce qui reste une somme, le ministère étant incapable d’effectuer davantage d’efforts. Ils ont beau jeu d’annoncer la construction d’accords auprès des institutions et des industries culturelles basées sur le principe de la rétro-commission. En d’autres termes, les 500 euros coûteraient moins cher qu’annoncé, grâce à des ristournes faites au ministère par les offreurs sur les produits proposés. Même si l’on ajoute de mystérieux « partenaires bancaires » évoqués par ses promoteurs, on demeure cependant loin du compte. Si l’espoir de faire payer les GAFA n’a pas été ajourné, aucune solution viable ne semble émerger pour l’instant.
Première start-up portée par le ministère de la Culture, le Pass culture, insuffisamment ou mal pensé depuis ses origines, a toutes les apparences d’une fausse bonne idée. Mais en ce qu’il propose, pour le meilleur ou pour le pire – une explosion du cadre traditionnel des politiques culturelles, en crise depuis plusieurs décennies –, il constitue une expérience particulièrement stimulante. Reste à savoir en quoi son influence sur la politique du ministère sera pérenne.