Le patrimoine, on le sait, est l’une des marottes des Français. Alors que celui-ci avait fait l’objet pendant des décennies d’une relative indifférence, il est devenu, depuis l’an-née du patrimoine lancée en 1980 par Valéry Giscard d’Estaing, l’objet d’un enthousiasme national. En témoigne notamment le succès des journées qui lui sont consacrées, qui attirent chaque année 12 millions de visiteurs. Elles se tiendront cette année les 21 et 22 septembre, sur le thème «Art et divertissement». Trait d’union entre la culture savante et les cultures populaires, le patrimoine entraîne une communion généralisée en ce qu’il permet de parler de mémoire au pluriel et de manière partagée. Quoi de plus efficace aujourd’hui pour redonner à la politique culturelle une dimension fédératrice ? On ne peut donc à première vue que se féliciter de cet engouement populaire, qu’ont bien saisi les pouvoirs publics. Il est loin, le temps où le patrimoine était considéré comme une politique culturelle «de droite», la gauche se réservant la défense de la création. Dans le gouvernement du «et de droite, et de gauche», le ministère de la Culture revendique la défense des créateurs et celle du patrimoine, mais aussi la démocratisation culturelle, ce marronnier dont nous avons déjà parlé dans ces colonnes. La nouvelle politique du patrimoine n’est-elle pas un véritable trait d’union entre toutes ces priorités, le symbole d’une véritable action culturelle d’intérêt général, quand tant d’autres secteurs de la politique culturelle profitent toujours à une minorité de happy few ?
Cette défense du patrimoine ne se limite en outre plus aux «vieilles pierres» : celui-ci peut être aujourd’hui civil, religieux, commémoratif, hospitalier, judiciaire, scolaire, militaire, urbain, rural ou naturel… Alors que la politique du patrimoine mise en œuvre par l’Unesco s’oriente de plus en plus vers la promotion du patrimoine industriel et contemporain, à l’image du classement de la ville du Havre au patrimoine mondial en 2005, les pouvoirs publics nationaux lui emboîtent le pas. En redessinant la carte du patrimoine, ils tracent les contours d’une France plus diverse, reconnaissant les différentes strates de notre passé commun.
Une cause rassembleuse pour le gouvernement
Il n’en reste pas moins qu’une grande partie de ce patrimoine est aujourd’hui en piètre état. Car entretenir un tel héritage coûte cher, et les caisses sont vides. Malgré les 326 millions d’euros investis par la Rue de Valois en 2018 pour la préservation du patrimoine, les acteurs locaux de la politique culturelle tirent la sonnette d’alarme : une grande partie des 44 000 monuments historiques recensés par le ministère de la Culture sont en danger. En outre, nombreux sont les monuments non classés qui menacent de tomber en ruine.
Pour remédier à cette situation et montrer qu’il a compris l’urgence du problème, Emmanuel Macron a décidé en 2017 la mise en place d’une «mission patrimoine», confiée à Stéphane Bern, dans le but d’identifier les monuments les plus menacés et de financer leur restauration à l’aide d’un loto du patrimoine qui a rapporté près de 50 millions en 2018. En dépit des craintes de ceux qui estimaient que l’animateur n’était pas le plus compétent pour assurer une telle fonction, sa nomination a au moins eu l’avantage d’attirer la lumière médiatique – et donc politique – sur un enjeu majeur des politiques culturelles. Et l’État semble suivre : «Je plaide pour que nous instaurions un rendez-vous annuel au profit du patrimoine. C’est une cause trans-partisane et rassembleuse», a fait savoir Stéphane Pallez, la PDG de la Française des jeux, interrogée par Le Figaro. Las, les bonnes intentions ne font pas forcément une politique, et les discours ne sauraient remplacer les actes. Annoncé avec tambours et trompettes, le loto du patrimoine est un outil insuffisant pour faire face à l’ampleur de la situation. Et il ne supprime pas les inégalités territoriales, qui voient l’État investir 250 millions d’euros pour la seule restauration du Grand Palais, à Paris, alors que tant de monuments moins connus du patrimoine vernaculaire sur le reste du territoire menacent de s’effondrer dans l’indifférence générale. Stéphane Bern lui-même l’a bien compris et a menacé plusieurs fois de démissionner, refusant d’être transformé en alibi d’une politique culturelle déficiente : «Si tout cela n’est qu’un effet d’annonce, je partirai. Je ne veux pas être un cache-misère», a-t-il ainsi annoncé en décembre.
Si tout est patrimoine, comment opérer des priorités ?
L’intérêt du ministère pour le patrimoine n’est par ailleurs pas dénué d’ambiguïté. Sa valorisation participe de la muséification du paysage français, invité à devenir le faire-valoir du tourisme de masse plutôt qu’à être remployé dans des activités productives. Dans le lien opéré avec la fête et le divertissement, le risque est grand de faire du patrimoine un grand fourre-tout destiné à divertir le citoyen/touriste. On ne peut s’empêcher de penser à la description de l’homo festivus dont parlait l’essayiste Philippe Muray il y a vingt ans, pour dénoncer l’obsession de la célébration du présent pour mieux tourner le dos à l’histoire. Si l’attaque peut sembler excessive, la «déshistoricisation» du patrimoine dans les journées éponymes est pour sa part bien réelle. Cette année, sont à l’honneur les théâtres antiques, les salles de spectacle, mais aussi le patrimoine folklorique, les fêtes foraines ou encore«les jeux traditionnels et les pratiques physiques» dans les piscines, les stades et les hippodromes. Si tout est patrimoine, alors comment opérer des priorités entre le profane des bâtiments destinés à accueillir une activité humaine et le sacré des monuments destinés à rester dans l’histoire et à être préservés ?
Cette définition extensive du patrimoine et sa «festivisation» traduisent une évolution plus générale de la politique culturelle : une focalisation sur les intentions immédiates plutôt que la mise en place d’une politique inscrite dans le temps. Une pratique de l’étourdissement dans la fête, faute de trouver d’autres manières de partager la culture. Tout l’enjeu de la politique du patrimoine est là : valoriser un héritage commun et une conception de l’identité «non hystérisée», pour reprendre l’expression de Stéphane Bern, sans devenir la caution d’une politique culturelle aux injonctions contradictoires. Vaste programme, dont rien n’indique qu’il sera demain celui poursuivi par le gouvernement.