Directeur de l’Académie de France à Rome de 1997 à 2002, président du Centre Pompidou de 2002 à 2007 puis président de la Bibliothèque nationale de France (BnF), Bruno Racine préside aujourd’hui l’Association pour la promotion de la bande dessinée, à Angoulême, et vient tout récemment de se voir confier par le ministère de la Culture une mission prospective sur le statut d’auteur et de créateur.
Vos années de formation – double cursus universitaire (école normale supérieure en lettres, puis agrégation de lettres classiques), mais aussi Sciences-Po et l’école nationale d’administration – sont à l’image de votre parcours où vous avez opéré des va-et-vient constants entre l’écriture et le service de la chose publique.
Je me suis réellement posé la question du choix entre les littératures anciennes et le service public selon l’exemple qu’incarnait mon père. Non sans hésitations, j’ai choisi la seconde voie, mais cette inclination vers les lettres et l’écriture ne m’a jamais quitté. Si la culture a finalement occupé une place prédominante dans ma carrière, c’est en partie le fruit des circonstances. Après quatre années à la Cour des comptes, je me suis orienté davantage vers la géopolitique et les affaires étrangères. Et après avoir servi au Quai d’Orsay, j’ai été appelé à Matignon au cabinet de Jacques Chirac. C’est lui qui, après son échec à la présidentielle en 1988, m’a demandé de le rejoindre à la Ville de Paris pour prendre la succession de Jean Musy à la direction des Affaires culturelles et qui m’a donc mis le pied à l’étrier.
Ce furent des années phares…
La Ville n’était devenue une institution véritablement autonome que depuis la réforme de 1977. Le maire avait la capacité et la volonté de mener à bien des projets ambitieux, d’autant que nous étions également stimulés par les grands travaux culturels engagés par l’État. D’une manière générale, dès lors qu’une proposition était convaincante, elle recevait un soutien politique et les crédits conséquents. Un bon exemple est la création de la Maison européenne de la photographie, avec Henry Chapier et Jean-Luc Monterosso. J’ai eu aussi la possibilité de lancer un plan de restauration méthodique des églises de Paris qui n’a pas été poursuivi après mon départ, mais qui a donné lieu à des réalisations d’envergure comme à Saint-Étienne-du-Mont ou à la Trinité, dont on commençait tout juste à s’intéresser aux décors. Une telle ambition serait toujours actuelle, tant il reste à faire.
« La vocation muséographique et patrimoniale du centre Pompidou s’accroît, la dimension de tête chercheuse sur la création contemporaine ne peut qu’en souffrir. »
Dans le domaine de la musique ou des musées, ressentiez-vous alors une certaine rivalité entre l’Etat et la Ville ?
La compétition et l’émulation entre institutions dans une métropole comme Paris sont inévitables et peuvent être très positives. Jacques Chirac, qui n’avait pas renoncé à accéder aux plus hautes responsabilités, voyait dans la politique culturelle de la Ville de Paris un banc d’essai ou un emblème, sans négliger pour autant les équipements de quartier. Mais alors que l’Opéra de Paris traversait une grave crise, Stéphane Lissner a conduit, au Théâtre du Châtelet, une programmation brillante et prestigieuse dont on se souvient encore. Ce furent des années absolument extraordinaires. Dans le domaine des musées, le musée Carnavalet-Histoire de Paris a une légitimité indiscutable – nous avons, à ce moment-là, conduit les grands travaux d’extension avec l’adjonction de l’hôtel Le Peletier de Saint-Fargeau –,mais pour le musée d’Art moderne de la Ville de Paris [Mamvp] ou le Petit Palais, la question que vous posez est intéressante. Il est nécessaire de trouver un projet culturel original par rapport à celui de l’État au Centre Pompidou ou au musée d’Orsay, en sachant qu’il y a une différence d’échelle dans les collections. Suzanne Pagé, par exemple, avait, par son dynamisme et son aura, donné une magnifique impulsion au Mamvp dans le sillage de ce qu’elle avait accompli à l’ARC. Cela ne m’a jamais empêché d’entretenir d’étroites relations de travail ou d’amitié avec l’État : l’exemple dont je garde le meilleur souvenir est la façon dont, avec Dominique Bozo, l’État et la Ville ont acquis ensemble la grande esquisse de La Danse d’Henri Matisse, oubliée depuis des décennies, qui est exposée au Mamvp.
Mais l’heure n’était pas encore arrivée pour le Petit Palais ?
La réflexion que j’avais lancée sur l’avenir du Petit Palais, bien qu’elle n’ait pas abouti parce qu’elle arrivait trop tôt, était absolument passionnante. Dans un esprit militant, Thérèse Burollet, la conservatrice du musée, avait la volonté de montrer, à côté des chefs-d’œuvre de Gustave Courbet, l’art officiel du XIXe siècle, puisque la Ville de Paris avait eu alors une politique de commande très active. Mais cette démarche ne faisait pas consensus. Le regard que l’on portait alors sur cette période foisonnante n’était pas encore celui qu’il est aujourd’hui. Le travail remarquable qu’accomplit Christophe Leribault montre tout le parti que l’on peut tirer de ce lieu.
En 1993, vous quittez la Ville de Paris pour rejoindre Alain Juppé au ministère des Affaires étrangères.
Il m’a appelé auprès de lui pour me confier la charge du Centre de prévision et d’analyse du ministère, une sorte de think tank interne, tout en me demandant de suivre la crise yougoslave. Ce fut une période extrêmement intense et chargée, souvent douloureuse aussi. Lorsqu’ Alain Juppé est devenu Premier ministre en 1995, je l’ai suivi et je me suis occupé du passage à l’armée de métier, mais j’ai aussi eu à traiter des dossiers culturels majeurs, notamment la création de l’Institut national d’histoire de l’art, projet que j’ai sans doute sauvé. En effet, Michel Laclotte, suivant des conseils peut-être pervers, avait conçu une première esquisse tellement ambitieuse qu’elle allait être purement et simplement écartée en raison de son coût. Or, il était indispensable que cela réussisse. La France avait à prendre au sérieux la question de l’histoire de l’art comme discipline majeure, en se dotant d’une institution capable de renforcer la place de notre pays dans ce domaine.
Le latiniste que vous êtes a enfin gagné Rome en 2002.
Ces cinq années romaines furent un des grands bonheurs de mon existence. La Villa Médicis est un symbole, une institution créée par Louis XIV et Colbert, récréée par Napoléon et revitalisée par Charles de Gaulle et André Malraux. Ce n’est pas une résidence d’artistes comme les autres. Cela dit, la raison d’être d’une telle institution doit être sans cesse réinventée.
Pourrions-nous justement revenir sur votre politique d’expositions ?
À mon arrivée, j’avais deux priorités : conforter l’Académie de France à Rome en tant que pôle d’excellence en histoire de l’art et donner une plus grande visibilité à la création de notre temps. J’ai alors confié un cycle d’expositions contemporaines à trois commissaires : Laurence Bossé, Carolyn Christov-Bakargiev et Hans Ulrich Obrist, avec lesquels nous avons réalisé un cycle triennal intitulé «La ville, le jardin, la mémoire». J’avais aussi le souhait de renforcer le lien avec Rome et l’Italie, que ce soit pour les artistes ou les historiens d’art. La scène italienne est en effet extrêmement vivante. J’ai donc multiplié les rendez-vous, en particulier dans l’atelier du Bosco, autour d’événements éphémères réunissant pensionnaires et artistes romains. Mon objectif était de faire en sorte que les artistes italiens se sentent chez eux à la Villa Médicis, d’autant plus que les institutions publiques italiennes traversent des crises périodiques.
À la Villa Médicis, vous avez aussi engagé une grande campagne de recherche et de restauration.
Nous devions présenter une exposition sur le thème de la mémoire, et comme nos collègues de l’École française de Rome regrettaient que mes prédécesseurs leur aient toujours refusé de laisser fouiller le piazzale, je me suis dit : « Allons-y ! » Ils ont ainsi découvert des vestiges majeurs du palais impérial d’Honorius ainsi qu’une salle de l’époque d’Hadrien enfouie sous le jardin des Orangers. Toutefois, l’artiste italien Luca Vitone avait disposé une installation sonore dans les fouilles, et son enregistrement d’airs populaires diffusés continuellement pendant les trois mois de l’exposition a failli rendre fous les archéologues ! C’est peut-être pour cela qu’ils sont partis sans reboucher le trou, contrairement à ce qu’ils avaient promis. Mais, au nom de notre passion commune pour l’Antiquité, je ne leur en ai pas voulu ! En outre, j’ai mis en place avec l’architecte en chef Didier Repellin un premier schéma directeur des travaux de restauration du bâti, des décors et des jardins de la Villa Médicis, afin d’avoir une approche méthodique et cohérente sur dix ou quinze ans. Il faut rendre justice à Jean-Pierre Angrémy qui avait engagé avant moi la restauration de la façade de la terrasse du Bosco et celle de la façade sur jardin, mais il manquait un plan d’ensemble. Or, pour convaincre tant le ministère de la Culture que les surintendances italiennes, il était impératif d’être crédible et de bien identifier l’ordre des priorités.
Vivre pendant cinq ans auprès des artistes a-t-il facilité votre arrivée au Centre Pompidou ?
L’une des plus grandes chances a été pour moi de côtoyer au quotidien de nombreux artistes, pensionnaires ou invités. Étant écrivain moi-même, je me suis toujours senti proche d’eux, et plusieurs sont restés de véritables amis. Au Centre Pompidou, l’un des aspects les plus stimulants du poste était d’ailleurs de participer au rayonnement international de la création française, mais aussi de créer des passerelles avec les scènes émergentes. À côté du chantier du Centre Pompidou-Metz, initié par Jean-Jacques Aillagon, j’ai lancé une politique vers l’Asie à l’époque où la Chine s’ouvrait, et où, de Hong Kong à Singapour, les projets se multipliaient. Nous étions même parvenus à signer un accord de principe avec la municipalité de Shanghai, que je ne suis pas parvenu à mener à bien avant mon départ. Je me réjouis que Serge Lasvignes ait réussi à concrétiser ce rêve. Au sein du Centre, nous avons profité du souffle de la réouverture qui avait suivi la rénovation conduite par Jean-Jacques Aillagon qui, en délocalisant les bureaux, avait libéré des surfaces importantes pour les expositions. Mais ce problème d’exiguïté des lieux demeure. Au fur et à mesure que les années passent, la vocation muséographique et patrimoniale du Centre Pompidou s’accroît en importance, et la dimension de tête chercheuse sur la création contemporaine ne peut qu’en souffrir.
Vous étiez donc partisan d’une fusion entre le Centre Pompidou et le Palais de Tokyo ?
J’avais milité très fortement pour que le Centre Pompidou et le Palais de Tokyo, tout en gardant une identité propre, soient sous une seule et même direction, comme le Museum of Modern Art et PS1, à New York. L’équation patrimoine-création est difficile à résoudre dans le bâtiment conçu par Renzo Piano et Richard Rogers, car il n’y a plus d’extension possible, la Bibliothèque publique d’information faisant partie du projet historique et contribuant fortement au rayonnement du Centre. Alain Seban, qui était alors à l’Élysée, a finalement encouragé un arbitrage à mi-chemin attribuant le bâtiment du Palais de Tokyo au Centre Pompidou, annulé par la suite. La question se pose plus encore aujourd’hui qu’hier. Il faudrait pouvoir donner au Centre Pompidou la possibilité de ne pas avoir à opérer des choix entre le design, l’architecture ou les arts plastiques, ou entre historique et contemporain seulement en raison de problèmes d’espaces. Cela renforcerait son énergie.
À la BnF, vous vous retrouvez finalement, comme à la Villa Médicis, dans une institution qui n’est pas un vrai musée, mais qui en a tout l’air.
Quand j’étais à Matignon auprès d’Alain Juppé, je militais déjà pour qu’on engage sans trop tarder la rénovation du Quadrilatère Richelieu. J’étais donc un peu en terrain connu. Sur le site Richelieu, il existait déjà le musée des Monnaies et Médailles, mais j’avais à cœur d’intégrer dans le grand projet de travaux un volet beaucoup plus important afin de présenter au public la beauté du lieu et en particulier la galerie Mazarine, ainsi que l’éventail le plus large possible des collections. Pour moi, une bibliothèque doit pouvoir montrer en permanence, même si c’est par rotation, la richesse de ses collections. L’autre pari patrimonial était de doter la BnF d’une politique d’enrichissement reconnue, de Casanova à Guy Debord ou Michel Foucault. Elle est alors devenue le plus grand acquéreur de trésors nationaux après le Louvre. C’était un défi, car les objets sont souvent en eux-mêmes moins spectaculaires, mais la fortune ne sourit qu’aux audacieux ! Pour les Mémoires de Casanova qui se trouvaient à l’étranger, j’ai œuvré pendant deux ans pour convaincre le mécène qui nous a apporté les sept millions d’euros nécessaires. Pour les archives de Guy Debord, alors qu’une transaction était engagée avec la bibliothèque de Yale, j’ai convaincu Christine Albanel de les classer, et Alice Debord m’a fait confiance. Tant pour de tels ensembles que pour les expositions, il me paraissait important de montrer que la BnF pouvait tout à la fois s’enorgueillir d’acquérir des manuscrits médiévaux et montrer qu’elle avait quelque chose à dire à des artistes d’aujourd’hui, d’où les expositions de Richard Prince, Matthew Barney, Anselm Kiefer et Miquel Barceló. Une bibliothèque n’est pas seulement un lieu irremplaçable pour la recherche savante, elle est aussi une source d’inspiration.
Vous avez aussi décidé de donner une ampleur sans précédent à la numérisation des collections.
Dès les années 1990, lorsque le projet de la BnF se finalisait, l’idée d’une bibliothèque qui intégrerait l’outil technologique était déjà bien présente. Jean-Noël Jeanneney, mon prédécesseur, avait compris qu’il n’était pas possible de sous-traiter intégralement à une institution américaine, Google, la numérisation des livres de la BnF ou, d’ailleurs, des autres grandes bibliothèques européennes. De mon côté, je n’ai pas voulu limiter la numérisation aux seuls livres mais, au contraire, couvrir tout l’arc des collections, des monnaies grecques à la photographie, des manuscrits et des cartes aux estampes. J’ai surtout souhaiter changer l’échelle de Gallica [la bibliothèque numérique de la BnF], afin de passer de quelques dizaines de milliers de documents à plusieurs millions. J’avais conscience de la crainte, par exemple, que les lecteurs ne fréquentent plus la bibliothèque, mais Gallica permet le passage de deux mille lecteurs par jour sur place à des dizaines de milliers de par le monde. La gestion du temps des chercheurs évolue considérablement, et c’est un apport majeur, qui ne rend pas obsolète pour autant la bibliothèque physique.
Êtes-vous pour la gratuité du droit de reproduction des images ?
Sur le principe, je ne suis pas du tout contre une politique de gratuité, laquelle est d’ailleurs de règle pour les publications non-commerciales. Compte tenu du choix de plusieurs grandes institutions étrangères, nous devrons faire mouvement tôt ou tard, car il en va du rayonnement de nos propres institutions. Entre le visuel gratuit d’une gravure conservée au Metropolitan Museum [of Art, à New York] et celui, payant, d’une gravure identique de la BnF, il est évident qu’un éditeur privilégiera l’image qui ne lui coûte rien. Pour autant, la perte de recettes devra être compensée d’une manière ou d’une autre.
Vous êtes l’un des grands défenseurs de la bande dessinée.
Je ne suis pas un spécialiste, mais lorsque j’étais au Centre Pompidou, j’ai confié à Laurent Le Bon la première exposition consacrée à la bande dessinée («Hergé», 2006-2007) et, à la BnF, j’ai eu la chance de recevoir les donations Albert Uderzo, François Schuiten et Benoît Peeters. Alors que le Festival d’Angoulême avait connu des périodes de crise, le ministère de la Culture m’a confié la mission d’aider les différentes parties prenantes, dont les organisateurs et les différentes collectivités, à travailler de façon concertée et dans un climat apaisé à une vision stratégique à long terme qui lui permette d’accroître son rayonnement. L’enjeu vaut la peine qu’on s’y consacre, tant ce festival est emblématique d’un secteur de la création où notre pays occupe une place éminente.