Vous écrivez : « Le regard – comme toute autre faculté – n’est pas purement inné. Il se cultive. » Quel conseil donneriez-vous à un étudiant en histoire de l’art ?
Regarder beaucoup d’œuvres d’art ! Mais aussi aller à l’opéra, au cinéma. C’est ce que j’ai toujours fait, ce qui m’a permis de comprendre les liens intimes entre ces différentes formes d’expression artistiques.
Tout le monde ou presque découvre enfant le XIXe siècle grâce aux impressionnistes. Pas vous…
J’y suis venu par l’art académique. Adolescent, j’ai été un fervent lecteur d’Hara-Kiri, où le Professeur Choron et Gébé tournaient en dérision des tableaux académiques. C’est comme cela que je me suis familiarisé avec l’art pompier. Ce n’est pas un hasard si j’ai acquis, lorsque j’étais à la tête du musée d’Orsay, Fléau ! d’Henri Camille Danger. L’œuvre avait un rapport subliminal avec son pastiche que j’avais vu, à 15 ans, dans Hara Kiri.En réalité, je suis surtout venu au XIXe siècle grâce à la musique. J’ai toujours été marqué par la façon dont la peinture, néoclassique en particulier, avait alors une longueur d’avance sur la musique, encore largement inscrite dans le sillage du XVIIIe siècle. Je citerais volontiers Étienne Nicolas Méhul. Wagner, Verdi ou Berlioz ont apporté un souffle extraordinaire, mais je dois à Mahler, Schoenberg et Bartók ma passion pour le XIXe siècle.
Il est tout aussi insolite d’apprendre à aimer les Nabis grâce à leurs décors.
Lorsque j’avais 17 ou 18 ans, j’ai acheté un peu par hasard Esthétique générale du décor de théâtre de 1870 à 1914, que Denis Bablet avait publié en 1965. C’est sa lecture qui m’a ouvert une porte. J’ai découvert le rôle majeur que Pierre Bonnard, Édouard Vuillard ou Maurice Denis avaient joué dans la mise en scène. Ils sont pour moi les instigateurs de la modernité à la fin du XIXe siècle. Cet ouvrage ne m’a jamais plus quitté depuis. J’ai consacré mon DEA aux « Décors et mises en scène à l’Opéra de Paris de 1875 à 1900 », puis je suis parti à la Villa Médicis, à Rome, avec le livre bien sûr. Denis Bablet avait entendu parler des décors des Nabis, il savait qu’ils existaient mais il n’y avait pas eu accès. J’ai passé à ma vie à les chercher.
On ne dirige pas le musée d’Orsay comme un sinistre père de famille bien sous tous rapports, mais plutôt comme quelqu’un qui sait se mettre en marge de la société.
À la Villa Médicis, vous rencontrez les chefs d’orchestre Claudio Abbado et Carlo Maria Giulini. Tous les pensionnaires n’ont pas une telle chance !
J’ai un peu provoqué cette chance! Tour à tour, l’un et l’autre avaient été invités par le directeur de la Villa Médicis, Jean Leymarie. J’habitais alors dans l’appartement au sommet de la tour. Je les ai simplement attendus dans l’escalier à vis afin de leur faire visiter mon exposition «Debussy e il simbolismo». Ils m’ont tous deux ouvert leur cœur sur Debussy. Plus tard, Claudio Abbado m’a dit que l’exposition avait influencé sa vision de la mise en scène de Pelléas et Mélisande. Giulini m’a demandé quel était selon moi le plus grand musicien vivant. Alors que je lui ai répondu « Vous ? », il m’a rétorqué : « Non, c’est Leonard Bernstein. » À ce moment-là, Bernstein dirigeait l’orchestre de l’Académie nationale Sainte-Cécile. Avant chaque représentation, il commentait en italien la pièce qui allait être jouée. Il faisait preuve d’une grande dialectique et était très inspiré. À Rome enfin, Pierre Boulez est venu jouer tout son œuvre devant la fontaine de Corot, dans un chapiteau spéciale-ment aménagé. Nous nous sommes retrouvés des années plus tard, et il a écrit l’introduction du catalogue d’exposition Allegro barbaro. Béla Bartók et la modernité hongroise, 1905-1920 (2013).
Très jeune, Michel Laclotte [ancien conservateur en chef du musée d’Orsay, puis directeur du musée du Louvre] vous incite à passer le concours de conservateur.
Je pense qu’il était un modèle pour moi. Il était extrêmement humain, il avait une manière bienveillante de parler et de vivre avec les employés. Ce grand savant n’avait pas son pareil pour faire confiance aux jeunes et reconnaître leurs talents. Aussitôt après le concours, il m’a proposé de faire mon stage au musée d’Orsay et m’a chargé de créer une salle consacrée aux origines du cinéma, dans laquelle devait être diffusés en continu des films d’animation et ceux des pionniers – Georges Méliès, les frères Lumière. Comme stagiaire, j’ai aussi rédigé un ouvrage sur le postimpressionnisme. À la fin de cette période, j’avais souhaité être nommé à Orsay, mais Françoise Cachin a refusé ma candidature. Cela a finalement été un mal pour un bien, car je n’aurais pas eu le même parcours. J’ai finalement été nommé conservateur adjoint de Philippe Durey au musée des Beaux-Arts de Lyon.
En 1988, Michel Laclotte vous nomme sous-directeur des services culturels du musée du Louvre.
Ce furent des années extraordinaires. Nous inventions, Dominique Païni, Violaine Bouvet-Lanselle, Agnès Marconnet et moi-même, une manière de vivre au musée du Louvre parallèle à la conservation. Je m’occupais des conférences et des colloques dans l’auditorium. Je crois pouvoir dire que ce que nous avons alors accompli était novateur et exemplaire.
En 1992, vous prenez la direc-tion du musée des Monuments français.
C’est Jacques Sallois, alors directeur des Musées de France, qui me l’avait proposé. J’y ai appris à bien connaître le décor des édifices médiévaux, la collection du musée étant elle-même un grand décor. Je pouvais monter de grandes expositions puisque j’avais enfin mon espace. En préparant «Marseille au XIXe siècle. Rêves et triomphes d’une ville» (1993), j’ai rencontré Marie-Paule Vial, dont l’amitié m’est précieuse. Pour «Architecture de la Renaissance italienne, de Brunelleschi à Michel-Ange», qui a voyagé à Venise, à Washington et à Berlin (1994-1995), j’ai eu la chance de faire la connaissance de personnalités qui comptaient sur la scène italienne, tel Giovanni Agnelli.
En quoi vos neuf années à la tête du musée des Beaux-Arts de Montréal, de 1998 à 2006, ont-elles influencé votre projet pour Orsay?
J’y ai appris à réagir très vite, à ne pas attendre. Le principal défaut de la plupart de mes collègues à la tête de grands établissements, c’est d’hésiter beaucoup. J’ai aussi appris à mener une politique d’exposition et d’acquisition dans les domaines les plus variés, pour répondre à la pluridisciplinarité des collections de ce vaste musée. Faire connaître le le musée, le faire rayonner au niveau international, tel était mon ambition. C’est enrichi par cette expérience que je suis enfin arrivé à la tête du musée d’Orsay. En réalité, j’ai toujours été guidé par la volonté de diriger un jour le spécialité – j’ai passé ma vie à écrire des textes sur la fin du XIXe siècle et le début du XXe. Je n’ai pensé qu’à cela pendant trente ans, et mon parcours atypique a influencé ma vision de ce que devait être le musée. Il avait un peu plus de 20 ans quand j’ai pris sa direction. Des équipements qui avaient paru novateurs avaient vieilli – en muséographie comme dans d’autres domaines, le goût change. Si la nef continuait à séduire, la présentation des peintures ne donnait guère envie de s’y attarder. On y allait très peu avec des amis. J’ai voulu en faire un lieu d’élégance, en rendant beaucoup plus belle la mise en espace des œuvres.
Votre collègue Christoph Becker, directeur du Kunsthaus de Zurich, vous avait dit : «Il faut être gay pour diriger le musée d’Orsay.» Il faut avoir un esprit assez ouvert, assez provocateur. On ne dirige pas le musée d’Orsay comme un sinistre père de famille bien sous tous rapports, mais plutôt comme quelqu’un qui sait se mettre en marge de la société. C’est l’un des rares lieux où l’on est au contact des œuvres d’art, ce qui implique d’être hors des sentiers battus. Le fonds d’œuvres est extraordinaire, et il faut leur rendre justice en montrant ce qu’elles avaient d’ex-traordinaire à leur époque.
Avez-vous déjà été attaqué en raison de votre vie privée?
En 1990, j’avais candidaté à la direction des Musées de Marseille. Mon entretien avec le maire de l’époque, Robert Vigouroux, s’était bien passé. Mais, comme j’ai pu le dire au directeur des Musées de France, ma candidature avait été refusée sous prétexte que j’étais homosexuel. Particulièrement dans le milieu de la culture, un refus pour un tel motif révélait un caractère mesquin et rétrograde – ce fut à lui d’assumer le ridicule de cette décision.
À Orsay, votre politique d’exposition était engagée. Dans « Masculin/Masculin » (2013-2014), vous exposez Bleu, Blanc, Rouge de Pierre et Gilles ou L’Origine de la guerre d’ORLAN. Cela aurait-il été possible ailleurs qu’à Paris ?
Pour L’Origine de la guerre, je ne le ferai plus jamais, car je trouve qu’ORLAN nous impose un mauvais goût. En revanche, Bleu, Blanc, Rouge de Pierre et Gilles est extraordinaire. Ils expliquent d’ailleurs eux-mêmes que leur vision prend son origine au XIXe siècle. Évidemment, le public parisien est « captif » aux expositions du musée d’Orsay parce que les œuvres sont bien présentées, la lumière est bonne. Le musée était devenu hautement présentable grâce à une conscience historique beaucoup plus forte qu’à son ouverture. Cela aurait-il été possible dans une autre ville ? Sûrement pas ! La preuve en est qu’à Montréal, j’ai eu un mal de chien, malgré l’apparent libéralisme que connaît la ville en ce moment.
Vous dites qu’avec« L’Impressionnisme et la mode » (2012), « Splendeurs et misères. Images de la prostitution, 1850-1910 » (2015-2016) ou « Spectaculaire Second Empire, 1852-1870 » (2016), vous avez introduit une approche culturelle du XIXe siècle. N’est-ce pas surtout le triomphe de l’histoire sociale au musée ?