Ressortie récemment des archives de Jean-Michel Othoniel, une aquarelle de 1990 montre une forme jaune vif, simple quoique irrégulière, apparentée à une brique. D’autant plus que dessous, sur la même page, des éléments semblables s’empilent ou se chevauchent pour édifier d’un côté « le petit pan de mur jaune » et, de l’autre, « le petit toit d’or ». D’emblée, cette première indication nous précipite dans « l’univers littéraire et historique » où l’artiste dit chercher à « puiser une œuvre contemporaine », qu’il dialogue avec les jardins d’André Le Nôtre à Versailles ou qu’il crée de petites architectures en verre pour les figurines confectionnées par Pierre Loti. Ou encore qu’il nous invite, par une courte suite de mots si évocatrice, à replonger dans les pages de Marcel Proust, à retrouver Bergotte détaillant, dans la Vue de Delft de Vermeer, ce petit morceau qu’il avait oublié, « si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même ». Jean-Michel Othoniel s’est rendu plusieurs fois à La Haye pour revoir la peinture, et son dialogue avec l’art ancien s’éclaire de ce passage de La Prisonnière où Proust attache « son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur » et où il regrette ses derniers livres, « trop secs » : « il aurait fallu, pense-t-il peu avant de s’effondrer en pleine exposition, passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune ». Penser l’écriture en écho à la peinture, donc. L’artiste mène une opération similaire quand, toujours en 1990, il coule en soufre une brique, et ainsi « incarne en sculpture une image de la peinture », tout en concentrant en un unique volume isolé son « envie de construire ». En témoignent à l’époque les nombreux projets qu’il ne peut encore, faute de moyens, que confier au papier de ses dessins.
Ainsi s’installe en lui « l’obsession du module brique », dont la multiplication depuis quelques années, en verre ou en métal désormais, n’est une nouveauté qu’en apparence.
Penser briques
La brique en soufre n’a jamais quitté l’artiste. Présentée l’année de sa réalisation dans sa première exposition personnelle chez Ghislaine Hussenot, à Paris, elle l’a ensuite accompagné dans ses déménagements successifs, comme une « balise », un « garde-fou », le souvenir – vivace, jusqu’à l’odeur toujours présente – qu’avant d’être l’homme du verre, il était celui du soufre, et qu’avant de manier des sphères, il pensait briques. À ses yeux, c’est « la chose la plus ancienne du monde », en outre présente dans toutes les cultures, jusque dans des édifices particulièrement symboliques. « Que sont devenues toutes ces briques qui composaient la tour de Babel? » se demande l’artiste, persuadé qu’« elles se trouvent forcément quelque part » et que, par conséquent, « d’un désastre, on peut reconstruire autre chose ». Mais il les voit aussi, lui qui voyage souvent, en Inde, le long des routes, collectionnées par les habitants jusqu’à ce qu’ils aient suffisamment d’argent pour bâtir leur maison. Ainsi s’installe en lui « l’obsession du module brique », dont la multiplication depuis quelques années, en verre ou en métal désormais, n’est une nouveauté qu’en apparence. Plutôt, ouvrant certes une nouvelle phase, plus constructive voire architecturale dans son œuvre, il en va de la concrétisation d’une idée qui y était présente dès le départ : la brique est de ces « choses qu’on n’abandonne pas en tant qu’artiste ».
Aussi parce qu’elle est un rappel de la radicalité des débuts de Jean-Michel Othoniel, à l’instar des briques qui traversent en volant les peintures de Philip Guston ou du pavé de lave réalisé à cette époque : on n’utilise pas exactement les mêmes projectiles d’un pays à l’autre. Un rappel de cette période rendue très difficile par la flambée du marché de l’art et le succès de la figuration libre, de ce moment où les œuvres se vendaient déjà des millions (des briques), jusqu’à ce qu’elles finissent par en souffrir vrai-ment. La brique en soufre ranime en effet le goût de Jean-Michel Othoniel pour les jeux de mots; elle fait signe également, avec son jaune si lumineux, vers la ligne de crête qu’il a toujours suivie, entre la séduction et la souffrance, entre le précieux et le populaire.
A une époque où les moyens de communication posent l’existence de l’individu en termes de visibilité, quoi de plus immédiatement et universellement reconnaissable qu’une brique ?
La part de la mémoire
De cette dernière dimension, la brique fournit une incarnation particulièrement évidente, tant ce module, tiré de la terre dans le monde entier, « fait partie d’un imaginaire commun », au-delà de la diversité de ses usages. Il permet à l’artiste de produire « quelque chose qui puisse à la fois lui être complètement propre et toucher tout le monde », de proposer « des œuvres suffisamment ouvertes pour leur donner une chance de toucher un public mondialisé ». À une époque où les moyens de communication posent l’existence de l’individu en termes de visibilité, quoi de plus immédiatement et universellement reconnaissable qu’une brique? On s’autorisera à voir, dans cette pauvreté et cette évidence, une forme d’humour à l’encontre de la technologie triomphante. De même, dans le fait qu’en soufre ou en verre, la brique est fragile, l’artiste travaillant ainsi à des « oxymores », à des « objets qui contiennent leur propre paradoxe », puisque l’on ne peut effectivement pas bâtir – sans artifice ou illusion – quelque chose de solide avec elle.
Considérer aujourd’hui cette brique en soufre de 1990, c’est donc rencontrer un « artiste de la continuité », fidèle à ses aspirations premières, à ces matériaux susceptibles de métamorphoses, à l’image du petit pan de mur jaune qui pourrait bien être un toit d’or. C’est envisager, dans le sillage de Proust, la part de la mémoire dans l’expérience du temps, et les formes dans lesquelles elle se cristallise. C’est suivre un parcours qui se déploie autant linéairement que par boucles, le soufre ayant conduit au verre par hasard, la brique de verre déployant à plusieurs décennies d’écart les constructions potentiellement contenues dans celle en soufre, la nouvelle phase en cours découlant d’un module originel élu de longue date, les miroitements de certaines briques de verre colorées évoquant des flammes. Sulfureuses comme bien des œuvres en soufre.