Cette exposition-événement de l’automne promet d’être très différente de la réunion des «plus grands chefs-d’œuvre» que l’on attend aujourd’hui des rétrospectives d’envergure. Le Louvre n’avait probablement pas d’autre choix que d’adopter une nouvelle approche, compte tenu de la petite quantité de peintures autographes de l’artiste qui nous sont parvenues (un nombre estimé entre quinze et dix-sept par la plupart des spécialistes) et de la complexité à obtenir des prêts. «Nous savions que cela serait difficile», ont déclaré à The Art Newspaper les commissaires de l’exposition, Vincent Delieuvin (département des Peintures) et Louis Frank (département des Arts graphiques), tous deux spécialisés dans l’art italien du XVIe siècle. « Lorsque l’on nous demande de prêter une œuvre de Léonard, nous partons du principe que nous ne prêtons pas La Joconde, ni La Vierge aux rochers, ni La Sainte Anne. Et le Portrait d’Isabelle d’Este est un dessin trop fragile pour voyager », précise Vincent Delieuvin. « Nous avons cinq tableaux [dans la collection] et, finalement, de nombreux collègues ont été très généreux avec nous, car ils savent que nous sommes en mesure de présenter et d’étudier [Léonard de Vinci] de la meilleure façon », poursuit le conservateur. Quatre des cinq peintures du musée – La Vierge aux rochers, La Belle Ferronnière, Saint Jean Baptiste et La Sainte Anne – sont exposées,tan-dis que La Joconde reste dans sa salle habituelle.
Dépasser le simple ensemble de chefs-d’œuvre
« Je pense que l’ensemble sera très impressionnant. Ironiquement, à l’heure du Brexit, la Grande-Bretagne est le principal prêteur », déclare Vincent Delieuvin. L’un des points forts de l’exposition sera la possibilité de comparer le grand dessin La Vierge, l’Enfant Jésus avec sainte Anne et saint Jean Baptiste (National Gallery, Londres) avec La Sainte Anne du musée du Louvre, une comparaison qui permet de comprendre l’évolution de ce sujet et de son exécution picturale. L’annonce de l’exposition a aussi été entourée de spéculations concernant la possible apparition en guest star du Salvator Mundi (localisation inconnue). Selon nos informations, la peinture devrait être incluse dans le catalogue, avec une attribution confirmée et une nouvelle datation, situant l’œuvre à la même époque que La Sainte Anne et que La Bataille d’Anghiari, aujourd’hui perdue. Depuis l’origine de ce projet d’exposition, il y a une dizaine d’années, il a toujours été question de proposer autre chose qu’un simple ensemble de chefs-d’œuvre. « Nous avons commencé sans idées préconçues, déclare Vincent Delieuvin. Nous ne nous sommes pas souciés de ce qui avait été fait auparavant, car nous voulions être plus précis et nous rapprocher de la réalité de l’époque. » Les deux commissaires avaient initialement opté pour une approche chronologique traditionnelle. « Nous étions convaincus par la manière classique de présenter Léonard de Vinci. Mais nous ne pensons plus comme cela aujourd’hui, par exemple que la carrière de Léonard serait divisée en périodes distinctes, déterminées par la géographie. Ainsi, l’hypothèse selon laquelle il aurait changé de style à son arrivée à Milan n’est pas avérée », ajoute-t-il. Aussi l’exposition est-elle divisée en quatre chapitres illustrant les étapes clés de l’évolution artistique de Léonard de Vinci.
Selon Vincent Delieuvin, ce qui est « singulier et original » dans l’approche de Léonard de Vinci, « c’est qu’il avait en tête sa peinture ; il avait besoin de comprendre le fonctionnement des choses ».
Afin d’établir une base historique solide, Louis Frank a, au cours des dix dernières années, étudié de manière exhaustive les archives relatives à l’artiste. Il a réalisé une nouvelle traduction en français, une introduction et les notes de la Vie de Léonard de Vinci par Giorgio Vasari (Hazan, 2019) datant du milieu du XVIe siècle, en s’appuyant sur ces d’archives. Ce travail a permis de revenir sur certaines informations erronées, qui ont façonné depuis plusieurs siècles notre compréhension de la carrière et de la démarche de Léonard de Vinci. L’autre base essentielle de l’exposition est scientifique. Le Louvre a effectué des recherches novatrices sur les œuvres elles-mêmes : de nouveaux types de rayons X, par exemple, ont permis d’analyser chaque pigment et son composant chimique dans les couches de peinture et chaque étape du travail de Léonard de Vinci. L’exposition montre des images infrarouges à taille réelle des tableaux de l’artiste, y compris de ceux qui n’y figurent pas. Les journées d’étude permettront de présenter ce travail scientifique, notamment l’analyse non encore publiée de La Joconde. Des copies ont également été examinées afin de déterminer si l’original a été reproduit par un assistant ou un élève, et si Léonard y a contribué.
De la science à la Vie
La première partie de l’exposition porte sur la lumière, l’ombre et le relief. On y trouve la sculpture monumentale d’Andrea del Verrocchio Le Christ et saint Thomas (provenant de l’église d’Orsanmichele, prêtée par le museo nazionale del Bargello, à Florence), exécutée entre 1467 et 1483, alors que le jeune Léonard de Vinci travaillait dans l’atelier de Verrocchio. Le lien avec les six études sur les draperies de Vinci du Louvre est expliqué, montrant comment l’artiste jouait de la clarté et de l’ombre pour imiter le jeu de la lumière sur le bronze. Présente tout au long de l’exposition, la sculpture illustre la nouvelle théorie quant à la manière dont Léonard modelait la forme, à partir de grands médaillons sculptés. L’Adoration des mages de la Galleria degli Uffizi, à Florence, n’est pas exposée : « Nous ne l’avons pas demandée », affirme Vincent Delieuvin. L’exposition fait état du premier changement de style du peintre, à la fin des années 1470, marqué par ses merveilleuses études préparatoires pour deux Vierges.
La deuxième section est consacrée à la liberté. Selon Vincent Delieuvin, à cette époque, Léonard de Vinci ne considérait pas l’anatomie comme d’une importance primordiale. Il cherchait le mouvement, le sens de la vie, même si cela impliquait de déformer l’anatomie. À partir des extraordinaires dessins à main levée pour la Madone au chat et la Madone Benois, du musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, ce chapitre révèle les changements d’esprit du peintre et témoigne du temps nécessaire à la réalisation d’un tableau. Dans cette partie figurent également le Saint Jérôme du Vatican, La Vierge aux rochers du Louvre et certains de ses portraits milanais.
À la fin de cette période, Léonard de Vinci cherche à donner une base plus scientifique à son œuvre : « Une étude approfondie de la nature dans son ensemble. » Le Louvre consacre donc la troisième partie de l’exposition à la science, présentant les quatorze manuscrits de l’Institut de France, ainsi que des feuilles du Codex Atlanticus et du Codex Arundel de la British Library, à Londres. Il s’agit toutefois de montrer que la compréhension scientifique n’est pas une fin en soi. Selon Vincent Delieuvin, ce qui est « singulier et original » dans l’approche de Léonard de Vinci, « c’est qu’il avait en tête sa peinture; il avait besoin de comprendre le fonctionnement des choses ».
La quatrième section est simplement intitulée «La vie». Mettant tout en œuvre de manière vivante, le peintre crée plusieurs de ses chefs-d’œuvre, à commencer par La Cène, dont le Louvre expose la copie de 1506 par Marco d’Oggiono, la plus proche de l’original. Le mythe selon lequel Léonard de Vinci aurait peu produit parce que de nouvelles pensées venaient constamment le perturber est également remis en question. Au contraire, « l’exécution était plus importante que la conception », selon Vincent Delieuvin. C’est parce que le peintre a passé beaucoup de temps à améliorer ses œuvres, grâce à la technique du sfumato (aspect « enfumé », qui donne des contours imprécis), qu’elles sont énigmatiques et pleines de vie. Cela est illustré par divers dessins préparatoires, comme la Cène du château de Windsor, le Portrait d’Isabelle d’Este, par des vues infrarouges de La Joconde qui relient dessin et tableau, ou par Léda et le Cygne (une étude associée à une sculpture antique, qui révèle l’ampleur de la réinvention de Léonard) et le Saint Jean Baptiste.
« Nous avons pris nos distances avec l’érudition qui, depuis cent vingt ans, est intime, subjective, expose Vincent Delieuvin. Cela a été très utile pour constituer les catalogues [d’œuvres], mais aujourd’hui, nous devons aller plus loin. Nous devons nous appuyer sur des résultats scientifiques plus objectifs pour avancer. Nous essayons de sensibiliser les spécialistes et le grand public au besoin de revenir aux éléments dont nous disposons ».
« Nous n’avons pas fait cette exposition pour qu’elle soit un blockbuster, ajoute-t-il. Les chapitres sont personnels, dans le but de montrer quelle a été l’évolution artistique singulière de Léonard de Vinci et d’expliquer pourquoi il est un génie. » Finalement, « s’il existe peu de peintures de Léonard de Vinci, c’est en raison de la manière dont il les a peintes ».
«Léonard de Vinci», 24 octobre 2019-24 février 2020, musée du Louvre, hall Napoléon, 75001 Paris, www.louvre.fr