Pour la documenta 14, vous avez déclaré qu’en tant que membre de l’équipe des commissaires, vous « sonde[z] les marges ». À la Biennale de Toronto, en collaboration avec Tairone Bastien, vous posez la question « Comment pouvons-nous être en relation ? » Celle-ci s’inscrit-elle dans la continuité de votre préoccupation d’écoute ?
Pendant que nous travaillions sur la documenta, nous nous intéressions à l’aspect expansif de l’écoute. Cette pratique active n’implique pas uniquement l’ouïe, tout le corps y participe, afin de ressentir ce qui résonne. L’idée de résonance a guidé nos recherches pour la Biennale de Toronto. L’une de nos premières démarches a été d’emmener un groupe d’artistes sur les rives du lac Ontario, où se déroule la Biennale. Nous étions en quête des résonances du passé et de la manière dont elles sont ressenties aujourd’hui. Toronto est une ville adossée à l’eau, qui a pollué et recouvert plusieurs de ses rivières. La pratique étendue autour de l’écoute est un moyen d’ancrer localement les échanges à propos de l’impact humain sur l’environnement. Il s’agit de déterminer quelles voix sont entendues et quels sont les récits qui se trouvent submergés par d’autres. Les autochtones considéraient les rivières comme des autoroutes et les lacs comme des points de rassemblement. Toronto était l’une des économies vernaculaires les plus puissantes du territoire qui allait devenir le Canada.
De nombreuses biennales tentent de s’impliquer dans l’histoire locale mais finissent par y parachuter des artistes. Pour la Biennale de Toronto, les artistes créant une œuvre ont reçu un Mémoire sur le contexte autochtone de Toronto signé Ange Loft. Ce document commandé par la Biennale décrit mille ans d’activité des communautés autochtones le long des rives du lac. Comment les relations entre individus ont-elles été abordées dans l’organisation de la Biennale ?
Ce document a été commandé à Ange Loft avant même que je rejoigne la Biennale. Ce n’est pas une ressource uniquement destinée aux artistes mais aussi aux commissaires. La commande a été passée en partie afin de contrer ce que vous avez évoqué, à savoir qu’une biennale fait souvent du parachutage, non seulement dans des lieux, mais également dans des histoires. Nos regards se tournent vers le passé pour imaginer l’avenir. Ce qui m’a attirée dans cette Biennale, c’est que l’équipe des commissaires et certains artistes pourront travailler sur les éditions 2019 et 2021, de manière itérative. La façon dont le modèle biennal entretient les relations et s’appuie sur ce qui le précède nous intéresse. Nous avons même travaillé en partenariat avec des institutions pour réaliser des projets qu’elles n’avaient pu entreprendre d’elles-mêmes.
nos regards se tournent vers le passé pour imaginer l'avenir. ce qui m'a attirée dans cette Biennale, c'est que l'équipe des commissaires et certains artistes pourront travailler sur les éditions 2019 et 2021.
Plus de la moitié des participants sont « Bipoc » [noirs, autochtones, personnes de couleur]. Comment décririez-vous la parité dans le contexte de l’art canadien en général ?
Je travaille en Europe, aux Etats-Unis et au Canada depuis une dizaine d’années, et les débats qui ont lieu au Canada expliquent en partie pourquoi je voulais y revenir. Pour moi, il s’agit des échanges les plus complexes. Les gens se posent des questions non seulement sur la représentation, mais aussi sur le maintien, historiquement, de certaines pratiques au détriment d’autres. Grâce aux centres d’artistes autogérés et aux galeries régionales, les artistes autochtones et les artistes de couleur ont bénéficié d’un soutien, au cours des trente dernières années, à un niveau que l’on observe rarement aux Etats-Unis. Ce qui a changé, c’est que nous examinons désormais les structures des institutions en réfléchissant à la manière dont elles peuvent être décolonisées. Ici, certaines institutions utilisent le mot « indigénisé ». Nous vivons maintenant dans une ère post-« vérité et réconciliation », ce qui signifie qu’il n’y a pas eu de réconciliation, mais que des échanges émergent et qu’ils sont largement pris en compte.
Au Canada, à la suite de la Commission de vérité et de réconciliation organisée sur le système des pensionnats pour enfants autochtones, ainsi que des enquêtes sur les femmes autochtones disparues et assassinées, le contexte politique montre qu’il est difficile de créer un espace pour se faire entendre. Vous avez précédemment organisé des expositions sur la décolonisation et le son. Comment concevez-vous l’association de ces deux catégories dans le contexte de l’art ?
Tout cheminement vers la décolonisation nécessite une analyse très approfondie de ce que nous entendons par « colonial ». Les institutions sont, par nature, coloniales; les biennales tombent elles aussi dans ce piège. Ce qui a été intéressant, c’est que nous avons pu concevoir la Biennale de Toronto en partant de cette question. De qui apprenons-nous? Par conséquent, être conseillés par Ange Loft pour le travail que nous faisons était important. Cela perturbe la hiérarchie de la voix du commissaire en tant qu’auteur.
Nous organisons des programmes collaboratifs dans lesquels des conteurs, c’est-à-dire des personnes qui viennent avec leurs propres histoires et leur propre langage, diffuseront les connaissances d’une autre manière que ce qui est habituellement fait par des éducateurs. Nos sites incluront des structures de lecture publique conçues par Adrian Blackwell. Le débat est au cœur de ce que les expositions peuvent et doivent faire. Ces plateformes deviendront des lieux d’écoute et de rassemblement du public.
Évoquons le cas des artistes autochtones disparus. Les replacer dans les récits existants des institutions traditionnelles reste un défi. Alors que vous travaillez avec des artistes autochtones et continuez de le faire dans le cadre de la Biennale, quelle est votre approche en la matière ?
Votre question à propos des artistes autochtones est fréquente, comme s’ils ne participaient pas au contemporain. Il existe un préjugé profond à leur encontre. À la Biennale de Toronto, nous examinons de plus près les pratiques d’artistes telles que celle de Qavavau Manumie, qui vivait à Cape Dorset et a été le premier artiste autochtone à bénéficier d’une exposition monographique à la National Gallery of Canada. Il était qualifié de moderniste inuit, mais on n’utilisait pas le mot « moderne » dans les années 1950, plutôt celui de « contemporain ». Qavavau ne considérait pas ses œuvres comme ayant un rapport avec l’art moderne, mais comme un reflet de la vie contemporaine. Le problème vient de l’incapacité de ceux qui travaillent dans les institutions artistiques traditionnelles à comprendre ce que font ces artistes. Il serait peut-être plus pertinent d’inverser le récit et, plutôt que de considérer leurs pratiques comme « déficitaires », de découvrir pourquoi ces artistes conçoivent des images d’une certaine manière et de s’interroger sur le type de conditionnement qui nous amène à valoriser certaines pratiques. Beaucoup de ces images ont une fonction sociale plus large que celle de l’art. Quand on tient compte de cette valeur, il faut réfléchir à la façon d’élargir notre compréhension de ce travail.
Toronto Biennial of Art, 21 septembre-1er décembre 2019.