Certaines obsessions d’artistes agissent comme des catalyseurs. Chez Degas, c’est le monde de l’Opéra, et pas uniquement la danse, qui joue ce rôle. Les ballerines sont les protagonistes, mais pas les seuls personnages de la riche exposition que consacre le musée d’Orsay au rapport passionné de Degas à l’Opéra, à l’occasion des 350 ans de l’établissement parisien et en partenariat avec la National Gallery of Art de Washington. Sur les cimaises se succèdent des jupons vaporeux, en rose pastel, orangé ou bleu strident, mais aussi des mines sérieuses d’abonnés, les musiciens de l’orchestre, les spectateurs des loges et la faune des coulisses… Dans le parcours chronologique et thématique pensé par Henri Loyrette, l’entrée dans le monde de l’opéra se fait par la musique, après un rappel des sources classiques de la peinture de Degas par le singulier Petites filles spartiates provoquant des garçons, où la disposition des jeunes corps énergiques, comme sur des ressorts, fait déjà penser à une scène de ballet. En fond sonore, les enregistrements originaux d’airs d’opéra passent en boucle, tels que Degas les entendait. Certains ont été écoutés par l’artiste plus d’une vingtaine de fois à l’Opéra. « Le manque d’opéra est une souffrance véritable », écrit le peintre en voyage à la Nouvelle-Orléans en 1872. Né en 1834 dans une famille de mélomanes, Degas fréquente le milieu de la musique depuis l’enfance. L’opéra, français ou italien, de Gluck, Meyerbeer, Donizetti, Rossini, n'a plus de secret pour lui. L’Opéra, celui de la rue Le Peletier, détruit en 1873, ou celui de Charles Garnier, inauguré en 1875, qu’il n’aime pas, est un lieu familier. En 1885, il obtient enfin l’abonnement pour trois jours, qui lui permet de passer librement de la salle à la scène et aux coulisses. L’envers du décor intéresse autant cet observateur de la vie moderne que les artifices de la scène : en dessinateur satirique, il illustre les nouvelles grivoises de son ami Ludovic Halévy, qui racontent les déboires des petits rats, vendus aux abonnés par leurs mères devenues maquerelles.
Spectateur passionné d’une société qui se recrée et se retrouve trois soirs par semaine dans cet espace clos, Degas se transforme en expérimentateur de retour à son chevalet. À ce point du parcours, une diversité folle de supports et de techniques se déploie dans l’exposition. Les carnets de croquis, photographies, estampes, sculpture – la Petite danseuse de quatorze ans - et somptueux éventails en soie peinte, abstraits par endroits, montrent que la fantasmagorie de l’Opéra est pour le peintre plus qu’un sujet de prédilection, une source inépuisable de création. Dans l’atelier, Degas pousse parfois très loin cette recherche esthétique et plastique. L’exposition consacre une salle aux « tableaux en long », un format panoramique testé à partir de 1879. Le cadrage en frise donne un dynamisme nouveau aux scènes de danse, qui rappelle la décomposition du mouvement tel qu’il sera expérimenté par Eadweard Muybridge et Etienne-Jules Marey à travers la chronophotographie. Ces milliers de mouvements et de gestes décomposés, stockés dans la mémoire de l’artiste, lui permettent de continuer à mettre en scène son propre Opéra sans forcément fréquenter le lieu. Après la dernière exposition des impressionnistes en 1886, il privilégie un nombre restreint de motifs et de compositions mais va toujours plus loin dans la variation des formes, des cadrages et des couleurs, des corps interchangeables de danseuses aux visages flous, qu’il tord et distend à loisir, aux explosives « orgies de couleurs » au pastel. Bouquet final de l’exposition, ces études audacieuses composent un théâtre où seuls comptent la mise en scène des corps en mouvement et la réaction des couleurs entre elles. Un art assumé du décor et du factice, comme à l’Opéra.