Des paperolles anciennes, des objets religieux, un singe suspendu à une branche d’arbre, un zèbre et son petit, un lion couché et des oiseaux un peu partout, trouvés pour la plupart dans des ventes spécialisées… Un jour, elle a même failli acheter à l’une de ses amies le crâne d’un ours polaire russe en position d’attaque – elle a fait une série de photographies du magasin de taxidermie Deyrolle, à Paris, juste après le feu qui l’a ravagé (en 2008). Nan Goldin a longtemps collectionné les animaux empaillés, une passion aujourd’hui laissée de côté. Nous nous sommes rencontrées dans son appartement parisien, après le vernissage de l’exposition « Versailles – Visible/Invisible », à laquelle Alfred Pacquement et Jean de Loisy l’ont invitée à participer aux côtés de quatre autres photographes. Pendant la conférence de presse, elle avait déposé à côté d’elle un faux flacon d’OxyContin, médicament puissamment addictif fabriqué par la société Purdue Pharma et financé par la famille Sackler, contre lequel elle mène un combat très actif avec son association PAIN (Prescription Addiction Intervention Now).
J’ai senti au plus intime de mon corps la nécessité de sortir dans la rue,de prendre position dans la société.
Vous avez été confrontée à l’OxyContin à Berlin, en 2014, à la suite d’une tendinite pour laquelle il vous avait été prescrit – une expérience de la drogue très différente de celles que vous avez eues dans les années 1980.
Dans les années 1980, il y avait une socialisation liée à la drogue, c’était un lien au sein de notre communauté, une façon de résister, d’être underground. Après le traitement à l’OxyContin, j’ai été totalement coupée du monde, je ne savais même pas qu’il y avait une crise des opiacés aux états-Unis. Quand j’ai réussi à me sevrer, il y a deux ans et demi, j’ai découvert dans The New Yorker l’article de Patrick Radden Keefe à propos de la famille Sackler, et j’ai compris la situation. Dans le même numéro, il y avait également un article de Margaret Talbot sur les activistes, et j’ai senti au plus intime de mon corps la nécessité de sortir dans la rue, de prendre position dans la société. Mon modèle, c’est Act Up, ils sont héroïques; même si je ne faisais pas directement partie du groupe, je les ai bien connus. Quand j’ai lu que la famille Sackler finançait aussi les musées, j’ai penséque je pourrais vraiment être entendue – je n’imaginais pas à quel point je le serais.
Activisme
Vous avez créé une association avec laquelle vous avez mené des actions, par exemple en déposant des flacons d’OxyContin dans le bassin qui entoure la reconstitution du temple de Dendour au Metropolitan Museum of Art, à New York.
L’association PAIN, que j’ai créée, compte une quinzaine de membres permanents, et nous travaillons avec d’autres groupes sur le terrain. Cette intervention au MET a été notre premier geste, suivi d’un autre au Guggenheim, où nous avons jeté de fausses ordonnances portant des citations des Sackler ou du président de Purdue Pharma, telles que : « Augmenter les prescriptions en convainquant les médecins que les opioïdes procurent la liberté et la paix de l’esprit, que cela rend les patients plus optimistes et moins isolés… » Or, c’est la drogue la plus isolante qui soit. Evidemment, c’est un travail de groupe, ce n’est pas de l’art pour le marché, c’est réel, au sens aussi où il n’y a rien à vendre. Tout ce que nous produisons, ce sont des tee-shirts et des affiches. Je m’intéresse beaucoup au public qui assiste à ces événements. Récemment, certains membres de notre groupe ont voulu organiser une action dans un musée peu fréquenté, juste pour la presse, mais je veux m’adresser au public et non uniquement à la presse. Nous voulons aussi faire une action en Chine. En un an, les résultats sont spectaculaires : la National Portrait Gallery, à Londres, a été la première à refuser d’éventuels dons à venir des Sackler, ce qui, par un effet domino, a entraîné la Tate, le Guggenheim, les Serpentine Galleries, la Smithsonian Institution. Il y a peu, le musée le plus important pour nous, le Met a aussi enfin annoncé qu’il refuserait de tels dons. Au Met, notre première action a eu lieu en mars 2018 et notre dernière en février 2019. C’est une très grande nouvelle pour nous! Il y a aussi toutes les institutions et les universités qui refusent l’argent sans faire d’annonce. Cela arrive. Actuellement, j’ai une exposition à la Tate et je sais que l’équipe dirigeant le musées’inquiétait, mais elle a cessé d’accepter cet argent sale, donc nous n’avons rien fait. À pré-sent, nous voulons vraiment faire tomber des noms…
on m’a dit que mes images de drag queens des années 1970 et 1990 avaient aidé des gens à faire leur coming out
Début juillet, vous avez mené des actions devant la pyramide du Louvre, à Paris, visant le mécénat de la famille Sackler. Cela a conduit le musée à retirer ce nom de ses murs. Imaginiez-vous cette réaction ?
Il est vital de pouvoir imaginer la possibilité d’une telle décision. Parmi les musées auxquels nous nous sommes précédemment adressés, la plupart ont décliné de futurs dons de la famille Sackler, mais ont refusé de retirer leur nom des listes de mécènes. Nous apprécions que cette philanthropie toxique se désinvestisse du champ de l’art, et il est aussi très important pour nous que ces institutions ne soient plus complices du lavage de la réputation des Sackler. Dans la mesure où il est associé à la crise des opioïdes, leur nom ne doit plus être associé à l’art. Le Louvre a prouvé que notre requête était raisonnable. À présent, nous cherchons à cibler d’autres musées, qui pourraient se défaire des Sackler, une famille responsable de la mort de centaines de milliers de personnes. Les musées sont faits pour les artistes et doivent rester fidèles à leur mission.
Vous dites aujourd’hui être une activiste, mais cela n’a-t-il pas toujours été le cas ?
Oui, j’aime cette idée bien sûr. Dans les années 1980 et 1990, quand mes amis mouraient les uns après les autres, j’ai publié des images de leur vie et de leur mort pour donner au sida un visage humain. Mon objectif principal était de les déstigmatiser. Il était important pour moi que des membres d’Act Up soutiennent mon travail, car de nombreux photographes réalisaient des images irresponsables présentant des personnes atteintes du sida comme des victimes. Mon travail est politique depuis le début. On m’a dit que mes images de drag queens des années 1970 et 1990 avaient aidé des gens à faire leur coming out.
Quand vous avez commencé la photographie, éprouviez-vous la même urgence que celle qui vous anime aujourd’hui, le même besoin de dire la vérité ?
C’était l’urgence de rendre visible ce que je vivais et dont les gens ne parlaient pas du tout à l’époque : l’addiction, la sexualité, la dépression, les relations entre les hommes et les femmes… Je suis incapable de mentir et je dirai la vérité comme je la connais.
Cela vous vient-il, comme cela a été écrit, de la façon dont on a tenté de vous cacher le suicide de votre sœur quand vous étiez adolescente ?
Oui, c’était une sorte de déni, mes parents ont agi ainsi à cause de la culpabilité et de la honte qui entourent souvent le suicide. Mais j’ai tout de suite compris ce qui s’était passé. Et j’ai d’ailleurs réalisé une pièce importante à ce propos, Sœurs, saintes et sibylles [2004].
La notion de perte est omniprésente dans votre œuvre…
L’art peut être réel et vrai, même si, quand j’ai commencé, l’art n’était pas ce qu’il est devenu aujourd’hui. Je crois profondément que l’art relève d’une nécessité qui nous dépasse et, bien que cela puisse sembler naïf, qu’il peut dire et montrer une part de la conscience humaine à laquelle tout le monde n’a pas accès, qu’il a le pouvoir de transformer cela en une vérité visuelle – qu’elle soit beauté ou laideur.
Être un témoin, est-ce important pour vous ?
Bien sûr. J’ai été commissaire de la première exposition sur le sida, « : Art Against Our Vanishing , à l’Artists Space à New York,en 1989. Et j’ai été témoin de beaucoup de choses...
Qu’en est-il de la notion de dépendance présente dans le titre The Ballad of Sexual Dependency et qui évoque aussi la drogue ?
The Ballad… est une œuvre ancienne, faite très naturellement entre 1979 et 1986 : cela a commencé comme un diaporama, puis c’est devenu un livre et une exposition dans des musées. Chaque fois que je la vends ou que je la montre, je change quelques images, mais la bande-son et la structure restent identiques. Cependant, mes préoccupations ont évolué : le temps a passé, les questions liées au genre et aux nouvelles formes d’identité restent très importantes, mais le sexe ne m’intéresse plus, en tout cas pas de la même manière! Aujourd’hui, je me concentre sur la dépendance à la drogue, je fais un nouveau diaporama sur ce sujet. Le mot est peut-être le même, mais il n’y a pas de lien.
Classicisme
Pour en venir à l’exposition « Visible/ invisible », abordons votre rapport au classicisme : avez-vous déjà travaillé dans un lieu comme Versailles ?
Mais quels lieux pourraient être comparés à Versailles ? Sœurs, saintes et sibylles a été fait en réponse à la chapelle de la Salpêtrière, un lieu très habité. Ensuite, j’ai été invitée à travailler au musée du Louvre. Mes œuvres les meilleures sont celles que j’ai réalisées in situ. À vrai dire, je n’avais pas vraiment de lien avec le château de Versailles. Quand Alfred Pacquement m’a demandé d’y créer une pièce, je ne pouvais pas refuser. Puisque je fuis les touristes comme la peste, je fuis aussi ce genre de lieu. Je suis donc partie sous terre en me glissant dans les réseaux de canalisations qui contrôlent les fontaines. Ma nouvelle relation avec Versailles, c’est de marcher seule le soir dans les jardins, et ça, c’est sublime. Cela dit… pourquoi entretenir à si grands frais ce monument, une ode au pouvoir et à l’argent ? Pourquoi ne pas utiliser ces espaces pour abriter des gens ? Quand j’ai été invitée, j’ai d’abord proposé des logements pour les migrants. Cela ne s’est finalement pas fait. Quand je marche dans le domaine de Versailles, je regrette que mon ami David Armstrong, qui adorait le Petit Trianon, ne soit pas là. Aujourd’hui, j’adore aussi les peintures, les tapisseries, le mobilier, mais il est plus important que les gens aient un toit au-dessus de la tête. Voilà ce que j’ai pensé la première fois, et que je pense encore plus fort maintenant.
Un peu comme pour Notre-Dame ?
On pourrait nettoyer l’Océan avec tout cet argent, c’est obscène… Personne ne nous sauvera, il faut nous sauver nous-mêmes. Nous n’avons pas le temps d’attendre… Avez-vous vu l’action du mouvement Extinction Rebellion qui a répandu du (faux) sang sur les marches du Trocadéro ? J’espère que l’on perçoit bien la dimension politique de ma pièce pour Versailles : on dit d’Olympe de Gouges [dont la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, lue par des actrices célèbres, est utilisée dans la bande sonore] qu’elle a été la première femme tuée pour ses opinions. Or, l’histoire de toutes ces femmes engagées a été effacée, presque personne ne se souvient aujourd’hui de la marche des femmes sur Versailles en 1789.
J’aime l’art qui vous fait sentir ce dont il parle, au-delà de la vision. c’est ce qui est sous-jacent qui m’intéresse.
Vous photographiez les sculptures de Versailles sans emphase, de façon très vivante, comme vous avez autrefois photographié vos amis.
C’est ce que j’ai voulu faire : je suis tombée amoureuse de ces statues. Pendant que j’installais l’œuvre, ces femmes me sont en effet apparues comme un groupe animé.
Quel lien entretenez-vous avec Paris, où vous possédez un appartement ?
Je n’y étais pas venue depuis deux ans et demi, et je m’apprêtais à vendre cet appartement. Mais ce projet est arrivé, et j’ai décidé de le garder encore une année, puis une deuxième. J’aime beaucoup Paris, j’y ai bien travaillé, je suis très inspirée par l’histoire de la peinture, par une forme de classicisme; néanmoins, je vis majoritairement à New York aujourd’hui.
Votre travail est souvent associé à la vie new-yorkaise. Pourtant,vos images sont aussi nourries de l’histoire de l’art européenne : Caravage, les portraits de femmes du XIXe siècle, l’impressionnisme…
C’est inconscient mais c’est vrai : mon travail ne s’est jamais fondé sur l’histoire de la photographie, que j’ai pourtant étudiée. Je respecte beaucoup plus l’histoire de la peinture, et celle de la sculpture. Je suis attirée par tout ce que l’on peut toucher; or, on ne peut pas toucher une photographie.
Et un son ?
Je n’y ai jamais pensé, mais parfois, mes perceptions de la couleur et du son se rejoignent. Le collectif Soundwalk, qui a créé la bande-son de mon installation à Versailles, me touche beaucoup. Il a fait des enregistrements extraordinaires du son des canalisations et de la lecture par les meilleures actrices françaises de la Déclaration des droits de la femme. Cette pièce sonore intensifie l’expérience que l’on a de mon œuvre et lui donne une voix.
Votre installation dans le sous-sol du Petit Trianon est très sculpturale : avec l’architecte Hala Wardé, vous avez installé les images sur des plans rigides qui épousent la forme de la pierre.
Hala Wardé a conçu un dispositif qui connecte les deux tunnels à partir de l’une de mes photographies de canalisation. C’est génial ! Toute la pièce est exactement comme je l’ai imaginée. Cela n’arrive que très rarement.
Ces canalisations, qui datent du XVIIe siècle et sont soigneusement entretenues par des « fontainiers », font penser à un corps fragile…
Elles évoquent aussi le passage de l’ombre à la lumière, et le corps féminin… En fait, l’œuvre n’est pas à propos du corps, elle est le corps. J’aime l’art qui vous fait sentir ce dont il parle, au-delà de la vision. C’est ce qui est sous-jacent qui m’intéresse.
L’œuvre montre une sorte de contrepoint aux fêtes de Versailles…
Je ne vois pas Versailles seulement sous l’angle des fêtes, du faste, des belles robes et des jolies danses – c’était très décadent… Et aujourd’hui, les fêtes sont pour les touristes, non ? Je voudrais croire à Versailles, je chéris les moments que j’y ai passés, mais j’ai aussi des réactions très fortes à l’encontre de ce lieu. Je ne veux rien immortaliser, rien détruire, je pose seulement des questions. Versailles est trop beau pour être photographié… Mais je suis allée sous terre et j’ai découvert ses entrailles.