Pour la première exposition depuis sa réouverture en décembre 2018, le musée Girodet frappe fort. Il fait revivre en ses murs le Salon de 1819 et l’affrontement mythique dont il fut le théâtre : Girodet face à Géricault, Le radeau de la Méduse face à Pygmalion et Galatée. Si ces deux immenses chefs-d’œuvre cohabitent aujourd’hui dans le plus grand calme sur les cimaises du Louvre, leur confrontation au Salon fit un tel bruit que les visiteurs du musée de Montargis pourront encore en percevoir l’écho. Longtemps éclipsé par le retentissement du Salon de 1824, celui de 1819 apparaît enfin, grâce au travail considérable effectué par les commissaires Bruno Chenique et Sidonie Lemeux-Fraitot, comme l’acte fondateur de la grande « bataille romantique » du XIXe siècle français.
Tout oppose en effet ces toiles de Girodet – prêtée par le Louvre, et de Géricault – représentée grâce à l’envoi d’une copie ancienne conservée à Rochefort. D’un côté l’idéal et la grâce de l’Antique, exprimés avec la plus grande délicatesse par le pinceau de Girodet, et de l’autre la touche libre et vigoureuse de Géricault, mise au service d’un événement contemporain sordide. Au sortir de la Révolution et de l’Empire, le conflit des Anciens et des Modernes est plus politisé que jamais ; les critiques républicains s’enflamment pour Le Radeau, prudemment présenté comme une Scène de Naufrage, et veulent y voir celui de la monarchie. Les royalistes, condamnant à l’unanimité ce tableau décadent, célèbrent en Pygmalion et Galatée un sommet inégalé de l’art français. À la mesure du scandale causé par son jeune rival, le triomphe de Girodet est complet, consacré par le compliment du duc de Berry. Séduit par les pieds d’albâtre de Galatée, le prince remercie le peintre publiquement, « au nom de la France ».
Quatre ans après l’accession au trône de Louis XVIII, le Salon s’accommode de la Restauration, et les peintres favorables au rétablissement de la monarchie y sont largement représentés. On reconnaît ainsi dans la première salle quelques héros de la Vendée, dont le roi avait symboliquement commandé les portraits en 1816. Plus loin, le peintre Philippe-Jacques van Brée évoque de manière à peine voilée le souvenir de Marie-Antoinette, figurant Marie Stuart au moment où on vient la chercher pour aller à la mort…
On note également le nouvel essor des sujets religieux, à une époque où l’on redécore les églises parisiennes, telle l’impressionnante Descente de Jésus-Christ dans les limbes commandée à Pierre-François Delorme pour Notre-Dame de Paris, ici illustrée par une esquisse. En plus d’importantes inventions techniques comme la lithographie, ou l’usage (néfaste) du bitume, le Salon de 1819 voit apparaître de nombreuses innovations esthétiques. Si les audaces d’Ingres, qui expose cette année-là son Odalisque restent incomprises, le romantisme commence à s’épanouir de mille façons, tant par le goût des temps passés que celui des terres lointaines. Le style troubadour et la vogue orientaliste sont même réunis dans une toile étonnante, Filippo Lippi esclave à Alger, présentée au Salon par le méconnu Pierre-Nolasque Bergeret. L’exposition fourmille de redécouvertes, et met en lumière des artistes oubliés comme la peintre Louise Rose Julie Duvidal de Montferrier et des œuvres inédites comme le Bon Samaritain du musée des beaux-arts d’Orléans. Grâce au concours de la directrice de ce dernier, Olivia Voisin, ce grand format spectaculaire peint par Nicolas Sébastien Frosté a pu sortir des réserves et être restauré.
Judicieusement déployés dans les galeries hautes du musée Girodet, dont l’architecture s’inspire de celles du Palais du Louvre où se tenait le Salon, les tableaux de l’exposition sont accrochés « en tapisserie », c’est-à-dire à touche-touche. Cette disposition présente un double avantage : elle recrée aussi fidèlement que possible l’atmosphère du XIXe siècle, et permet de présenter un grand nombre d’œuvres, certaines pour la première fois depuis deux cents ans. Si l’on peut déplorer l’absence de cartels détaillés dans l’exposition, le catalogue fait en revanche preuve d’une exigence remarquable. L’ouvrage, riche en essais, explore un sujet encore loin d’être épuisé par l’histoire de l’art.
« Girodet face à Géricault », jusqu’au 12 janvier 2020, Musée Girodet, 2, rue du Faubourg de la Chaussée, 45200 Montargis.