Si le XVIIe siècle représente un cas indépendant, notamment en raison du long mouvement de redécouverte de la peinture caravagesque et de son influence, que reste-t-il à découvrir sur l’art des XVe et XVIe siècles italiens ? Les œuvres majeures étant en apparence toutes connues et conservées dans les collections publiques ou les églises italiennes, le terrain semble a priori déjà bien défriché, mais paradoxalement ce sont justement les « œils » qui se distinguent tant en Italie que dans le monde anglo-saxon. L’exposition « Verrocchio, Master of Leonardo », qui a fermé ses portes au Palazzo Strozzi, à Florence, le 14 juillet dernier, était une double surprise puisque les commissaires Francesco Caglioti et Andrea De Marchi prouvaient non seulement que l’atelier du maître de Domenico Ghirlandaio, Sandro Botticelli, Pietro Perugino et Léonard de Vinci avait peu été étudié jusqu’à présent, mais aussi que certains pans de la carrière de Léonard lui-même demeuraient mystérieux. Pour marquer d’ailleurs les célébrations du 500e anniversaire de la mort de ce dernier, le Palazzo Strozzi proposait de lui rendre une terre cuite, une Vierge à l’enfant conservée depuis 1858 au Victoria and Albert Museum de Londres sous diverses attributions, sans qu’aucun spécialiste n’ait jamais fait le lien avec Léonard. Le connoisseurship français sur le sujet n’est pas en reste puisque Michel Laclotte a fait école en formant des générations successives d’élèves depuis les années 1970, dont Neville Rowley, Matteo Gianeselli, Corentin Dury ou Thomas Bohl. Toujours dans le cadre de l’année Léonard, le musée Condé présente « La Joconde nue. Le mystère enfin dévoilé », où Mathieu Deldicque, Vincent Delieuvin et Guillaume Kazerouni proposent de s’interroger sur quelques dizaines de portraits de jeunes femmes dénudées de la Renaissance tout en rendant à Léonard le carton de Chantilly. Longtemps l’idée a prévalu que les Français, à l’exception de quelques élèves d’André Chastel tels que Daniel Arasse, avaient une prédilection particulière pour la seule approche « attributionniste » des XVe et XVIe siècles italiens. À l’inverse, dès les années 1970, les spécialistes américains de l’art ancien songeaient moins à explorer de nouveaux champs qu’à inventer de nouvelles méthodes d’interprétation.Howard Hibbard s’installait trois jours par semaine sur le divan de son psychanalyste pour relayer, comme nous l’a confié sa fille, ses recherches sur la chronologie de Guido Reni et s’interroger sur la césure entre la première partie et la deuxième partie de sa carrière. Il inventait alors la psychanalyse appliquée à l’histoire de l’art. Les grands courants d’analyse de la pensée à l’œuvre, dont les gender studies, semblaient alors dominer la recherche. Aujourd’hui, force est de constater que la nouvelle génération française apporte un souffle nouveau à l’histoire de l’art et permet de réinventer certains domaines.
Force est de constater que la nouvelle génération française apporte un soufle nouveau à l’histoire de l’art et permet de réinventer certains domaines.
Fra Angelico interrogé et redécouvert
Les travaux de Cyril Gerbron, ancien pensionnaire de l’Académie de France à Rome (promotion 2017-2018), disparu tragiquement au mois de juillet, ont grandement participé à cette dynamique. Sa thèse de doctorat publiée en 2016, Fra Angelico. Liturgie et mémoire, a marqué un tournant dans la connaissance de l’un des peintres les plus célèbres de l’histoire. Pour Cyril Gerbron, il était impératif de se détacher du discours déjà ancien mais encore très présent qui tendait à « muséaliser » et à décontextualiser les œuvres de Fra Angelico. « Ces images, pour Cyril, ne pouvaient être comprises qu’à partir du moment où elles étaient considérées dans leurs conditions d’apparition au public, explique son professeur Philippe Morel. Il était indispensable de les sortir des musées et, par l’imagination, de les remettre sur les autels. Certes, des médiévistes tels que Jérôme Baschet ou Jean Wirth avaient déjà formulé ces questionnements, mais Cyril Gerbron s’est attaqué à un monument. » Il avait également montré que, malgré la présence d’un dispositif perspectif, nous étions loin du discours rationaliste comme beaucoup l’avaient prétendu. Pour lui, la présence des faux marbres ne reflétait qu’une dimension ornementale de la nature. Sur ce sujet, ses recherches remettaient en question celles de Georges Didi-Huberman, qui dans son ouvrage fondateur Fra Angelico. Dissemblance et Figuration (1990) avait été le premier à poser la question des faux marbres. Mais il avait selon Cyril Gerbon utilisé de façon anachronique la notion de dissemblance. En proposant plutôt de se tourner vers le concept de claritas, très répandu, notamment chez Saint Thomas d’Aquin, ce dernier incitait à voir dans ces images empruntées au réel comme des points de départ pour une méditation vers une vision non mimétique du divin.
Si Cyril Gerbron a sensiblement renouvelé la vision de Fra Angelico, sa collègue Francesca Alberti s’est distinguée avec La Peinture facétieuse (2015), également issu de sa thèse de doctorat sous la direction de Philippe Morel, en tordant le cou à une longue tradition qui faisait du rire dans la peinture italienne de la Renaissance un détail anecdotique. En proposant une nouvelle interprétation du rire sacré chez Corrège, de la fable comique de Tintoret ou encore de la dimension burlesque de certaines de ses farces figuratives ou de l’érotisme trivial au service d’une image burlesque, en l’occurrence Danaé et la pluie d’or,elle ouvre une multitude de champs d’interprétation, dont le burlesque divin.
La remise en cause d'une tradition critique
Dans l’introduction de Penser l’étrangeté. L’Art de la Renaissance entre bizarrerie, extravagance et singularité (2012), Francesca Alberti, Cyril Gerbron et Jérémie Koering reconnaissent que les adjectifs ne manquent pas pour qualifier les œuvres et les artistes les plus singuliers de la Renaissance. « Or, ces termes sont souvent employés sans être soumis à un examen critique, écrivent-ils. L’historien de l’art y recourt soit pour traduire une impression face à un artiste ou à une œuvre qui lui semble déroger à la tradition – le choix de tel ou tel terme résulte alors bien souvent d’une facilité de langage plutôt que d’une exigence lexicale ou d’un souci de précision théorique, historique et descriptive –, soit parce qu’il reconduit, sans plus y réfléchir, un jugement ancien, principalement vasarien. » Cet impensé est de fait doublement problématique puisqu’il ne prend pas en considération le relativisme de la perception et de l’interprétation, ni l’instabilité du vocabulaire critique à la Renaissance. Les Vies de Vasari, comme, dans un tout autre domaine, les mémoires d’Elisabeth Vigée Le Brun sur l’étude des femmes artistes de la fin du XVIIie siècle, reste aujourd’hui encore l’un des textes fondamentaux mais aussi la cause des plus grands leurres sur l’étude de l’histoire de l’art de la Renaissance. Or, elles ne sont pas un cas isolé. Peut-être que cette nouvelle génération de Français, qui a le recul nécessaire face aux sources, est celle qui peut se permettre aujourd’hui de remettre en cause cette prééminence de certains paradigmes transmis depuis des siècles sur toute l’histoire de l’art de la Renaissance.
Cette kyrielle de jeunes chercheurs français, comprenant également Antonella Fenech Kroke ou Pauline Lafille, est peut-être en train de créer une école de la Renaissance italienne. C’est l’impression qui ressort des séances du séminaire collectif d’histoire de l’art de la Renaissance où, lors de la première séance de l’année dernière, « Voyages d’images dans The Young Pope de Paolo Sorrentino », Cyril Gerbron avait démontré, dans son processus de réflexion vis-à-vis de ses objets de recherche, quels qu’ils soient, sa capacité à sortir d’une histoire de l’art très fermée, bornée à la seule image, pour la replacer anthropologiquement dans son contexte en faisant appel au plus large éventail de disciplines possible.