Vous m’aviez dit que vous vouliez être architecte à la Libération. Vous avez finalement beaucoup construit…
Cette vocation n’a pas duré très longtemps car j’étais très peu doué en mathématiques et je me suis fait coller à mathélem. J’ai finalement passé un bac philo et ensuite le concours de conservateur. Tout de suite, je me suis orienté vers la peinture italienne et vers les Primitifs, surtout siennois. Ne me demandez pas pourquoi car je ne le sais pas…
Je voudrais plutôt vous interroger sur une ligne qui a animé toute votre carrière : mettre à l’honneur les fonds des musées de province. Votre thèse à l’École du Louvre portait d’ailleurs sur les tableaux florentins et siennois des XIV et XVe siècles des musées de province français.
Ce qui est remarquable, et cela, je voudrais qu’on le dise et qu’on le répète, c’est que nous avons vécu une période très riche tout de suite après la guerre, marquée par la nécessité absolue de renouveler complètement le champ des musées. Beaucoup de musées avaient été endommagés ou détruits pendant la guerre. Jacques Jaujard, le nouveau directeur des Arts et Lettres, a eu le souci de créer une nouvelle structure, l’Inspection générale des musées de province, avec une direction des musées très forte.
J’ai eu la chance de commencer ma carrière à l’Inspection des musées de province – j’y suis resté 15 ans – et en particulier d’être chargé par mon patron, Jean Vergnet-Ruiz, qui fut un des grands hommes de cette révolution avec Jaujard, de tout le côté scientifique. Vergnet-Ruiz, un homme extrêmement généreux, disait volontiers : « Ce n’est pas moi, c’est le petit ! » J’ai donc eu beaucoup de liberté. J’ai commencé par l’exposition « De Giotto à Bellini » au musée de l’Orangerie à Paris dont la préparation m’a donné l’occasion de rencontrer beaucoup d’historiens de l’art pour rechercher de nouvelles attributions, surtout Roberto Longhi qui a été pour moi le maître et qui est à mes yeux certainement l’historien de l’art le plus important du XXe siècle.
« Quand on est conservateur des peintures, et pas seulement au Louvre, on doit avoir l’obsession de l’acquisition »
Ce qui a été également important dans ma carrière, c’est le Petit Palais d’Avignon où nous avons pu réunir les Primitifs italiens du marquis Campana qui étaient dispersés dans les musées français. C’est une idée de Jean Vergnet-Ruiz. Par la suite, j’ai continué avec l’exposition « Trésors de la peinture espagnole, églises et musées de France » en 1963 au musée des Arts décoratifs à Paris où je me suis occupé du volet XVe siècle, et surtout, deux ans plus tard, la plus importante jamais réalisée avec des tableaux des collections françaises, « Le Seizième Siècle européen » au Petit Palais avec la complicité de Roseline Bacou au musée du Louvre et de Jean Coural au Mobilier national. Cette exposition a beaucoup plu à André Malraux qui y avait même entraîné le général de Gaulle. J’ai été nommé peu après au département des Peintures du Louvre. Toujours en préconisant ce genre d’études sur les fonds français, je me suis occupé bien plus tard, lorsque nous avons créé l’INHA, du Répertoire des tableaux italiens dans les collections publiques françaises pour lequel Nathalie Volle a joué un rôle primordial.
Vous avez dit « le » maître en évoquant Roberto Longhi.
Pour moi il y a trois grands : Bernard Berenson, Roberto Longhi et Federico Zeri. En vrai pionnier, Berenson a fait un travail gigantesque dans les musées du monde entier pour établir ses listes d’attributions mais il n’a pas changé fondamentalement l’histoire de l’art. Il l’a enrichie par de nouvelles œuvres mais il ne l’a pas changé. Longhi, lui, a complètement réévalué des pans aussi importants que l’École de Bologne du XIVe et du XVe siècles qui a été une révélation – songez que Vitale da Bologna ne figurait pas dans les listes de Berenson en 1932 ! – ou le Caravagisme. Il a vraiment ouvert la porte au Caravagisme qui a ensuite été étudié par des quantités d’historiens de l’art. Tout cela servi par une langue magnifique. Zeri était un petit peu comme Berenson. Il a attribué énormément d’œuvres, avec un « œil incomparable », mais il n’a pas écrit une autre histoire de la peinture italienne. Je le répète, ces trois hommes ont été pour moi des modèles.
Vous n’avez jamais rencontré Berenson ?
J’ai correspondu avec lui. Mon exposition à l’Orangerie avait été très critiquée dans Combat-Art par un certain George Isarlo qui parlait des « croûtes italiennes de l’Orangerie » – c’était sans ambiguïté – et qui m’accusait d’avoir négligé Berenson au profit de Longhi. J’ai écrit alors à Berenson qui m’a répondu très gentiment. J’ai par ailleurs eu les meilleurs rapports avec Federico Zeri qui répondait toujours à nos questions. Pour ce qui est de Roberto Longhi, nous étions très amis.
Pour parler de peinture, quelle est l’acquisition dont vous êtes le plus fier ?
La plus rare, c’est peut-être le Piero della Francesca (Sigismondo Pandolfo Malatesta, acquis en 1978) car c’était vraiment un manque absolu du Louvre. Quand on est conservateur des Peintures et pas seulement au Louvre d’ailleurs, on doit avoir l’obsession de l’acquisition sauf dans certains musées de collectionneurs comme le musée Magnin ou le musée Jacquemart-André. Mais pour tous les musées qui ont une activité « moderne », il faut avoir dans ses tripes cette exigence d’avoir l’artiste ou les artistes qui manquent. Or, parmi ceux-là, quand j’étais au département des Peintures, il y avait bien sur Velasquez qui n’est représenté au Louvre que par des tableaux d’atelier. Velasquez est l’un des plus importants artistes qui soient, surtout si l’on songe à son influence sur l’art français du XIXe siècle. J’ai raté le portrait Juan de Pareja en 1970. Nous avons essayé de l’acquérir lors d’une vente chez Christie’s, mais c’est le Metropolitan Museum of Art de New York qui l’a eu ! Nous n’étions pas tellement loin du but mais ils avaient plus d’argent que nous. Autre manque, autre raté : Duccio. Nous étions sur la piste d’un tableau très important de la collection Stoclet à Bruxelles qui a lui aussi été acheté par le Metropolitan Museum of Art en 2004. Merci encore! Nous avons la chance d’avoir au Louvre des œuvres des deux autres grands, Cimabue et Giotto, Duccio manquait et manque toujours !
Lorsque vous étiez aux Peintures, vous avez développé des sections entières. Je pense à la peinture danoise.
Pour les XVIIIe et XIXe siècles, le Louvre était pauvre en peintures des pays du Nord de l’Europe. Il y avait quelques beaux portraits de Gainsborough, de Reynolds ou de Lawrence, mais c’était tout. L’histoire de l’art en général était alors chez nous très franco-française. Nous avons fait une exposition de peinture française à Copenhague et j’ai eu alors en visitant les musées la révélation de la dimension de peintres comme Købke et Eckersberg, des artistes que l’on a essayé et qu’on continue d’ailleurs d’acquérir.Idem pour la peinture anglaise. Dieu merci, et c’est très rare car presque toute son œuvre est conservé à Londres à la Tate, nous avons pu acheter le Paysage de Turner (1967) mais aussi des œuvres de Füssli et de Wright of Derby.
Vos deux premières expositions dans le Grand Louvre semblent avoir eu valeur de programme.
Pour la première exposition dans le hall Napoléon, nous tenions à montrer que le Louvre c’était l’État mais aussi le privé (« Les Donateurs du Louvre », 1989). Avec la deuxième exposition, assez impressionnante, « Polyptyques. Le tableau multiple du Moyen Âge au vingtième siècle », il fallait montrer que le musée était ouvert à l’art contemporain. Vous savez que Pierre Soulages appelle lui-même certains de ses tableaux « Polyptyques ».
Qu’est-ce qu’un accrochage Michel Laclotte ?
La réponse est banale. Il faut que les tableaux se répondent ou s’opposent de façon très claire. Évidemment, il y a une question de mode. De mon temps, on préférait certains accrochages assez symétriques avec un grand tableau et deux plus petits de chaque côté. Aujourd’hui, on se donne un peu plus de liberté mais il faut que les deux ou trois œuvres qui sont côte à côte aient un rapport entre elles, soit positif, soit au contraire d’opposition forte. Un accrochage, c’est une explication. C’est démontrer un moment de l’histoire de la peinture. C’était, je dois dire, un des moments qui m’intéressait le plus : la façon dont les tableaux pourraient être accrochés pour donner une explication et faire plaisir. En plus, il existait un rapport très chaleureux avec les hommes d’équipe très compétents, les installateurs qui étaient surtout de bons juges.
Pour revenir justement à vos trois grands chantiers, le Petit Palais d’Avignon, le Grand Louvre et le musée d’Orsay, lequel avez-vous préféré ?
C’est une question très personnelle ! Les trois m’ont passionné. Le premier parce que j’étais dans « ma famille », les fonds d’or, c’était formidable, et puis le Grand Louvre, bien sûr... Il faut dire aussi la vérité, et là ce n’est pas de la langue de bois, j’ai eu beaucoup de chance. C’était à une époque où vraiment il y avait une volonté politique d’agir fortement dans le domaine des musées, beaucoup plus évidente que maintenant.
Quelles étaient à ce propos vos relations avec les grands politiques, notamment les trois présidents de la République, Georges Pompidou, Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand ?
Pour le musée d’Orsay, nous avons très vite reçu le soutien de Georges Pompidou. C’était le moment où le musée du Jeu de Paume était saturé. L’histoire est désormais connue. Un soir, en rentrant du Louvre avec Pierre Rosenberg, nous avons emprunté le Pont du Carrousel et nous sommes entrés dans le bâtiment de la gare qui était ouvert à tous vents. Nous avons eu la révélation, en voyant bien que du côté du quai, il y avait un vaste espace avec un éclairage zénithal qui permettrait de présenter les collections. C’était, je me souviens très bien, un vendredi. Enthousiaste, je suis allé voir dès le lundi le Directeur des musées de France, Jean Châtelain, pour lui parler du projet. Il a souri. Je lui ai alors demandé l’autorisation d’en parler à quelques amis journalistes. Il a accepté. C’était fin 1972.
J’avais alors dit au ministre Jacques Duhamel qu’il fallait choisir entre Cézanne et le reblochon
Dès avril 1973, nous avons reçu l’accord formel du Premier ministre et du président de la République. Il avait été question d’y installer une maison des provinces de France et j’avais alors dit au ministre Jacques Duhamel qu’il fallait choisir entre Cézanne et le Reblochon. J’étais assez content de ma formule. C’est Cézanne qui a été choisi ! Survient malheureusement la mort de Georges Pompidou en 1974, et après un petit moment de flottement, Valéry Giscard d’Estaing reprend l’entreprise. Il a d’ailleurs écrit que l’idée du musée d’Orsay venait de lui ! Il a souhaité revenir sur le programme du musée. Notre idée était de couvrir la période qui s’étend de 1863 (le Salon des refusés) aux Demoiselles d’Avignon (1907), mais ce n’était pas du tout l’idée du président qui regardait de très près le projet qu’il soutenait vivement. Je le revois encore. Un jour, après une visite des lieux, alors qu’il s’apprêtait à regagner sa voiture sur le quai, il me dit « Et où est-ce que vous mettez La Liberté de Delacroix ? » Je lui réponds : « Mais on ne la met pas ! C’est beaucoup trop tôt ! » Il voulait intégrer les Romantiques, alors qu’il n’y avait pas du tout la place. Finalement, c’est Jean-Philippe Lecat, très bon ministre de la Culture, qui l’a convaincu. Cela a tout de même été l’occasion d’une nouvelle réflexion et on a décidé de commencer plus tôt que ce que nous avions prévu. On s’est dit que 1850, c’était de beaucoup la meilleure date, juste après la Révolution de 1848 et le triomphe de Courbet.
Pour finir de vous répondre, lorsque François Mitterrand est arrivé à l’Élysée, il m’a fait très vite venir avec Jean Jenger, le directeur de l’établissement public. Il connaissait déjà bien le dossier et il était d’accord sur l’entreprise. Mitterrand était quelqu’un de très intimidant. Très gentil. Il venait beaucoup, il venait même voir nos expositions dossiers au Louvre. Cela l’intéressait. Il est venu souvent voir le chantier du Grand Louvre. Il était très réservé, mais une fois il m’a dit : « dans une carrière, le musée d’Orsay et le musée du Louvre, ce n’est pas mal quand même ». C’est évidemment agréable à entendre.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur les critiques d’alors, notamment du musée d’Orsay ?
Il y a eu des polémiques autour d’Orsay. Beaucoup de mes amis comme Pierre Soulages m’ont reproché d’avoir mis trop de peintres « Pompiers ». Beaucoup de gens ont contesté le travail de Gae Aulenti. Ce sont les architectes, ayant besoin d’un muséographe, qui se sont adressés à elle et elle les a si l’on peut dire « bouffés ». Et puis, enfin, cela ne s’est pas trop mal terminé. C’est par exemple elle qui a décidé de dissocier complètement les nouvelles structures des anciennes. À chaque fois qu’il y a un nouveau mur, au rez-de-chaussée, il est isolé par un vide. Ce qui m’a été plus difficile, et ça je le dis maintenant, c’est l’arrivée de Madeleine Rebérioux qui était une personnalité de gauche, ancienne communiste qui avait quitté le Parti au moment de la Hongrie et de la Tchécoslovaquie, bonne historienne de la IIIe République, et qui avait été choisie par le cabinet de Jack Lang comme vice-présidente en 1981. Au début, cela s’est très mal passé avec l’équipe de conservateurs. Elle voulait par exemple mettre une locomotive et un Van Gogh dans la nef ! J’étais prêt à partir, mais tout s’est arrangé grâce à Jacques Rigaud qui était alors président de l’établissement public.
Et les critiques contre le Grand Louvre, notamment Paris mystifié : La Grande illusion du Grand Louvre ?
Je ne suis pas dans le genre dramatisant. L’ouvrage a été publié par des amis proches, Bruno Foucart et Antoine Schnapper, ainsi que Sébastien Loste, un homme remarquable qui avait contribué au programme de préfiguration du Centre Pompidou. Tous s’opposaient fermement à la Pyramide de Pei.
C’était le pire moment de votre carrière ?
Non car j’y croyais. On était dans le bain et on y croyait. Ils avaient tort, c’est tout ! D’ailleurs, ils ont plus ou moins fait amende honorable, enfin Foucart et Schnapper puisque Loste a malheureusement disparu peu après. C’est tout de même formidable, la Pyramide !
Quand avez-vous pris le plus de plaisir dans votre carrière ?
Tout le temps !
Aujourd’hui, que dites-vous à la jeune génération d’historiens de l’art qui vous entoure ?
Il y a de très bons jeunes conservateurs. Je viens de publier les Mélanges en l’honneur de Dominique Thiébaut avec l’aide de deux jeunes gens très prometteurs. Il y a au département des Peintures plusieurs nouveaux arrivés qui m’ont semblé très bien.
Ce qu’il faut, si vous voulez, c’est qu’ils voyagent, qu’ils soient curieux et qu’ils aient très tôt le besoin auquel j’ai fait allusion tout à l’heure : remplir les trous des collections dont ils sont chargés. Ils doivent également bien connaître le tissu humain du métier, c’est-à-dire tous les spécialistes de peinture ancienne un peu partout dans le monde et, comme le Louvre prête assez souvent des tableaux que les conservateurs doivent accompagner, je leur dis : même si le convoiement est fatigant – j’en ai fait énormément, y compris en Pologne où j’ai dormi dans un wagon à bestiaux – Allez-y ! Allez-y !