Chacune de vos expositions se fonde intimement sur la nature de son lieu d’accueil. L’espace concret vous fournit non seulement des paramètres d’accrochage mais aussi de création, parfois jusqu’à la matière première d’œuvres à venir.
Lors d’une exposition de groupe à laquelle j’ai participé à la Kestnergesellschaft, à Hanovre, en 2017, il a été décidé que le bâtiment voisin, classé Monument historique, devait être restauré. Plutôt que de fondre le cuivre de son dôme, nous avons proposé à la directrice de la Kestnergesellschaft d’envisager une collaboration artistique. J’ai pu récupérer les trois quarts des plaques de métal oxydé. Érigé à la fin des années 1920, le bâtiment n’a été bombardé que vers la toute fin de la Seconde Guerre mondiale. Pendant le conflit, il servait de point de repère aérien. Les bombes ont traversé la coupole et explosé à l’intérieur, mais la coupole a résisté.
La tension entre la répétition et l’identité m’intéresse. J’ai souvent l’impression d’effectuer un pas de tango entre ce qui est aléatoire et ce qui est dirigé.
Réparés à l’époque, les points d’impact ressemblent à des pansements, ou des rustines, c’est très émouvant… La coupole comporte également des traces de déjections d’oiseaux. Cette surface peut évoquer les faits les plus banals comme les plus historiques. Pour l’exposition « Tumulte à Higienópolis », j’ai réalisé une grande sculpture recouverte de ce cuivre, Rauschen. Un peu similaire au manteau d’une chauve-souris, l’œuvre paraît être un habillage, quelque chose qui couvre, enveloppe, dont le volume abrite un espace intérieur. J’ai voulu créer une pièce que l’on ne peut pas voir entièrement, qui condamne le visiteur au fragment.
L’idée de visibilité empêchée est présente dans certains de vos travaux de canalisation ou de modification de l’architecture, des œuvres que l’on ne voit que partiellement, dont l’intégralité ne peut jamais être que devinée ou reconstituée mentalement. Vous montrez l’impossibilité de voir par le biais de systèmes de renvoi tangibles, souvent organiques, où l’échelle joue un rôle déterminant.
Oui, mon intérêt pour l’architecture et la sculpture réside précisément dans leurs trois dimensions. On ne peut jamais en appréhender toutes les facettes d’un seul coup d’œil, il faut se déplacer pour voir chacun des côtés. Jusqu’à une certaine taille, on peut en imaginer l’avant et l’arrière; mais, dans le cas d’une grande pièce, cela prend l’apparence d’une abstraction, comme les pans d’une montagne. On en voit une face, qui devient une image, puis, quand on arrive de l’autre côté, on a déjà perdu la complexité de sa forme. On finit avec deux images simplifiées. Rauschen enveloppe sans être symétrique. Elle porte un vide en elle, que l’on peut regarder. Le cuivre qui recouvre une épaisse couche de polystyrène et de résine est comme un habillage de plumes ou d’écailles de poisson, un habillage fait de fragments, qui suit une certaine règle mathématique. Je pense à ces figures géométriques que l’on trouve dans la nature, telles que les montrent les photographies de Karl Blossfeldt : des symétries répétées mais approximatives, jamais parfaites, de fleurs et d’autres plantes. Je pense aussi aux branches d’un arbre. Elles se ressemblent mais chaque branche est unique; elle ne pousse et ne peut exister qu’une seule fois. Cette tension entre la répétition et l’identité m’intéresse. J’ai souvent l’impression d’effectuer un pas de tango entre ce qui est aléatoire et ce qui est dirigé.
À quel point dirigez-vous ? À quel point êtes-vous systématique dans la création de vos œuvres ? Prenons Kalender (2018), par exemple.
Pour Kalender, le protocole est en deux étapes. Je décide d’un nombre de cubes et en fabrique un. Le jour suivant, je fabrique un cube identique, mais de mémoire, sans regarder le premier. La seconde étape est celle de l’exposition. Les cubes sont installés en ligne, sans ordre particulier entre eux. L’important, c’est que quelqu’un – un gardien, un régisseur – déplace chaque jour un cube. De même que j’ai produit un cube par jour, un cube doit être déplacé chaque jour de l’exposition, le dernier cube passant au début de la ligne, qui ainsi arpente l’espace. Telle une chenille ou une souris qui cherche le bord. On mesure toujours l’espace à partir des bords; les bords, c’est ce qu’il y a de plus intéressant.
À ce propos, vous citez souvent l’artiste belge Joëlle Tuerlinckx qui vous a dit un jour : « Accuse les bords. »
Oui, cela m’a vraiment marquée. Je ne l’aurais jamais exprimé de cette manière. Et je ne sais pas du tout si ce principe est pour elle très important ou si c’est simplement quelque chose qui lui est venu à l’esprit en me voyant installer pour cette exposition [exposition collective, galerie Jocelyn Wolff, Paris, 2008]. En tout cas, il y a quelque chose d’un peu dur dans cette expression : l’ambiguïté entre souligner et dénoncer est formidable. Elle touche le cœur de mes préoccupations : le rapport au bord, à la délimitation. On peut se sentir libre ou oppressée par rapport à ce qui nous entoure.
Vous sentez-vous en révolte contre ces bords qui à la fois pèsent et fournissent des contraintes utiles ?
Oui. C’est le lieu d’une interface, d’une confrontation avec quelque chose, avec quelqu’un, comme dans une discussion. On peut s’opposer mais sans se détester, on s’aime même, on s’embrasse, et on s’éloigne aussi. Dans toute relation, au sens le plus politique qui soit, tout est tou-jours territoire. On dit aujourd’hui qu’avec Internet et le virtuel, il n’y a plus de frontières. Pourtant, nous
On peut s’opposer mais sans se détester, on s’aime même, on s’embrasse, et on s’éloigne aussi. dans toute relation, au sens le plus politique qui soit, tout est toujours territoire
continuons à vivre dans un monde matériel, où les substances s’échangent, circulent. Et nous continuons à rechercher un certain bonheur non seulement mental mais aussi physique. La physicalité est fondamentale pour moi. Mes sculptures sont faites de matériaux assez traditionnels, et j’essaie toujours de trouver des solutions pratiques. Lors d’une exposition, même si on a tout anticipé, la réalité est là : quand cela ne fonctionne pas dans l’espace, il faut s’y confronter. Une touche d’humour est aussi nécessaire dans ce drame ! Ce qui est formidable dans l’atelier, c’est que tout est permis. Puis, quand les pièces sortent pour être exposées, il faut assumer ce que l’on a fait, ne pas se réfugier derrière les circonstances : « j’aurais voulu faire différemment, je n’ai pas pu pour telle ou telle raison ». Non pas que je ne me plaigne jamais, mais j’essaie de faire, de voir ce qui est possible en fonction de la réalité proposée. D’une manière générale, dans mon travail il y a toujours des concepts, des sortes de systèmes, mais qui sont interrompus par un certain réalisme.
Une Realpolitik de la sculpture ?
C’est ça !
Certaines de vos œuvres sèchent, vont être cuites, voire s’effondrer. Leur forme, leur texture et leur couleur peuvent évoluer durant une exposition. Peut-on y voir une tendance iconoclaste ?
Là encore, c’est une question de contrôle, on accuse le bord quand c’est trop grand ou pas assez stable. La terre se prête très bien à ça, elle n’a pas de forme préétablie, à la différence d’un arbre. La terre est une matière vraiment brute, comme de la glace ou du beurre. Souvent, je cuis des objets en céramique sans savoir exactement quel sera le résultat.
Certaines de vos céramiques s’apparentent à des urnes, des vaisseaux ou des véhicules de cendres.
Exactement, c’est comme une urne : ici l’urne d’un citron, là celle d’un poisson, avec leurs cendres contenues à l’intérieur. Ce procédé de crémation s’accompagne souvent d’erreurs. Le fondeur dit que c’est un bad cast. Moi, je trouve ça magnifique.
Vous ne vous dites pas peintre alors que vous avez réalisé des toiles…
Je n’ai fait qu’une vraie peinture dans ma vie, une aquarelle : Les Couleurs des yeux de mes amis (2009), pour laquelle j’ai travaillé de mémoire. Le principe était aussi systématique qu’aléatoire. C’était une manière aussi d’illustrer ma difficulté à penser, à trouver la bonne couleur. Quand j’utilise une toile, elle est toujours bleue, d’ailleurs. Ce qui me paraît le plus important, c’est d’être juste avec la forme, y compris quand elle est irrégulière. Et plus encore lorsque je sculpte des chaussures ou des cuillères en bois. Je trouve très beau, par exemple, de regarder une épaule, un cou ou la position d’une tête. Une légère inclinaison peut dire tout autre chose de l’humeur d’une personne.
Est-ce ce que vous recherchez à travers vos photographies ?
Je prends en photo ce qui me touche, ce qui m’aide à réfléchir. J’en ai fait un livre, Intenso (Roma, 2018), et une série d’éditions, One of Hundred, que je poursuis. En général, j’aime beaucoup regarder des photographies dans un livre, mais j’ai du mal à regarder des photos au mur. La distance que permet le livre et le fait de tourner les pages me conviennent parfaitement.
Vous aimez l’intimité avec l’image ?
C’est la concentration que cela demande et, surtout, la succession qui me plaisent. Comme pour la sculpture autour de laquelle il faut tourner, avec un livre, il faut tourner la page. De plus, il y a un rapport entre les images, que l’on ne perçoit pas en un seul regard. Quand je décide de présenter une photo dans un espace, je fais en sorte qu’elle puisse résister face aux sculptures.
L’une de vos séries fait référence à une photographie de Jeff Wall, Citizen (1996), une sorte d’allégorie de la concorde civile. Être citoyen d’un pays en paix, cela peut se traduire simplement par la possibilité de faire une sieste dans un square.
Exactement. Face à cette image, je me suis aussi posé la question du genre, homme ou femme. Personnellement, je ne ferais pas une sieste comme ça. En tant que femme, on n’est pas tout à fait en paix dans l’espace public.Plus généralement, avec mes Liegende [Gisants], je me suis interrogée sur les moments où l’on est en position allongée. Quand on dort, quand on est au repos, mais aussi quand les pensées travaillent, ou quand on est malade ou mort. Il n’y a pas tant de situations, finale-ment. En tout cas, lorsque l’histoire de l’art représente quelqu’un de couché, c’est le plus souvent une femme, et généralement plus ou moins nue… Cela m’a ramenée à la question du genre et de l’identité. Une identité se crée à partir de la position dans l’espace. Cela se vérifie dans toutes mes sculptures.
« Katinka Bock. Tumulte à Higienópolis », 9 octobre 2019 - 5 janvier 2020, Lafayette Anticipations, 9, rue du Plâtre, 75004 Paris.